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Marseille 12 février 2020 —— Jean-Luc Vannier.

Pic de sensibilité sur la Canebière pour Eugène Onéguine

Cécile Galois (Filipievna) et Marie-Adeline Henry (Tatiana). Photographie © Christian Dresse.Cécile Galois (Filipievna) et Marie-Adeline Henry (Tatiana). Photographie © Christian Dresse.

 « Je me mettrais volontiers à la composition de tout opéra dans lequel, même à défaut d’effets saisissants et inattendus, des êtres semblables à moi éprouvent des sentiments que j’ai moi-même éprouvés et que je comprends ». écrit Piotr Ilitch Tchaïkovski dans une lettre de janvier 1878 à Sergueï Taneïev. Et le compositeur d’ajouter : « J’ai besoin d’êtres humains, pas de mannequins ».

Loin de ces ressorts dramatiques bruyants – effets à propos desquels il égratigne régulièrement Verdi dans ses lettres —, Tchaïkovski, enthousiaste à l’idée de pouvoir se « débarrasser de toutes ces princesses éthiopiennes, de ces pharaons, de ces empoisonnements, de toute cette emphase », privilégie au contraire dans Eugène Onéguine « la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet, servis par un texte génial » [le roman en vers d’Alexandre Sergueïévitch Pouchkine] précise-t-il le 18 mai 1877 à Modest Tchaïkovski, son frère cadet. Interprétée selon sa volonté par « des chanteurs de force moyenne, mais bien préparés et sûrs d’eux-mêmes, des chanteurs qui sachent jouer simplement tout en jouant bien », l’œuvre qui sera créée au Théâtre Mali de Moscou en mars 1879, ne remportera son premier véritable succès qu’au Théâtre Bolchoï deux années plus tard. Sensibilité, poésie, intimisme et élégance demeurent les lignes directrices de ces « scènes lyriques en trois actes et sept tableaux ».

Thomas Bettinger (Lenski), Emanuela Pascu (Olga) et Regis Mengus (Onéguine). Photographie © Christian Dresse.Thomas Bettinger (Lenski), Emanuela Pascu (Olga) et Regis Mengus (Onéguine). Photographie © Christian Dresse.

C’est sans doute inspiré par cette quadruple litanie que le Directeur général de l’opéra de Marseille osait, mardi 11 février pour la première de la célèbre partition, un pari audacieux : une distribution française là où d’ordinaire, le casting demeure essentiellement russe. Pari, avouons-le sans détour, des plus réussis. Mais Maurice Xiberras ne s’embarquait pas sans biscuit : outre la mise en scène désormais réputée d’Alain Garichot qui respecte scrupuleusement l’esprit du roman — la centaine des lettres écrites par Onéguine à Tatiana tombant sur scène, la nudité du plateau montrant l’isolement du sombre héros —, la direction musicale de Robert Tuohy s’est révélée un atout indispensable. Acclamé par les musiciens de l’orchestre de l’opéra à son arrivée dans la fosse, le jeune chef américain qui préside aux destinées musicales de l’Opéra de Limoges a paru « transcendé » par cette œuvre. « Une de mes préférées » confiait à l’issue de la représentation celui qui dirige régulièrement des concerts en Russie. Sa gestuelle est fascinante: ampleur, souplesse, rondeur pour développer et amplifier le lyrisme des grandes envolées mélodiques mais fine et élégante habileté du tracé de la baguette pour marquer des attaques précises du plateau tout en préférant, au poing qui se ferme, un diminuendo aussi inexorable qu’évanescent afin de clore un accompagnement orchestral. Du charisme sans ostentation — il nous fait un peu penser à Vladimir Jurowski — mais aussi beaucoup d’inventivité et de créativité qui ne le cèdent en rien à l’évidence d’un travail intellectuel considérable en amont. Un maestro en devenir et riche en potentiel artistique que l’Opéra de Monte-Carlo serait fort avisé d’inviter.

Regis Mengus (Onéguine), Sévag Tachdjian (Un Capitaine) et Thomas Bettinger (Lenski). Photographie © Christian Dresse. Regis Mengus (Onéguine), Sévag Tachdjian (Un Capitaine) et Thomas Bettinger (Lenski). Photographie © Christian Dresse.

Distribution française écrivions-nous. Muni d’une dizaine d’années d’étude de la langue russe et de multiples voyages dans l’ancienne Union des Républiques Socialistes Soviétiques — le temps d’avant la « dollarisation » — l’auteur de ces lignes attendait avec une curiosité mêlée d’excitation cette performance linguistique. Magnifique ! Une intense préparation aura sans aucun doute été nécessaire — plus d’une année concentrée sans interruption pour certains des chanteurs  — afin d’obtenir ce résultat.

Mais aussi de jeunes voix très agréables par leur fraîcheur et leur vigueur qui collent impeccablement aux personnages tourmentés et emportés par leur passion. Des voix en outre bien réparties selon leur tessiture et leur ligne de chant.

Dès le premier tableau, le duo rêveur de Tatiana et Olga « Слыхали ль вы » nous plonge avec raffinement dans cette ambiance d’affliction, insondable mais éprouvée par l’âme russe. Olga affirme son assurance « Мне будет жизнь всегда, всегда мила » (la vie me sourira toujours) mais la mezzo-soprano Emanuela Pascu » sombre dans des graves abyssaux au moment d’évoquer sa profondeur d’âme « глубины души ». Le premier duo amoureux d’Olga et de Lenski permet au second de déclarer sa flamme en passant du voussoiement au tutoiement de sa bien-aimée « Я люблю вас » devient « Я люблю тебя ». Le ténor Thomas Bettinger nous rend ce faisant impatient d’entendre son grand air du second tableau à l’acte II « Куда, куда, куда вы удалились » : impatience récompensée par une interprétation à la fois puissante d’intériorité, de justesse de ton et expressive dans l’émotion de celui qui sait son destin scellé. Une longue ovation lui sera légitiment accordée.

Marie-Adeline Henry (Tatiana), Nicolas Courjal (Le Prince Gremine) et Regis Mengus (Onéguine). Photographie © Christian Dresse.Marie-Adeline Henry (Tatiana), Nicolas Courjal (Le Prince Gremine) et Regis Mengus (Onéguine). Photographie © Christian Dresse.

L’air de la lettre de Tatiana chanté par Marie-Adeline Henry nous fait découvrir ses exceptionnelles ressources vocales : elle hésite au début sur fond de harpe « Не знаю, как начать », enchaine avec de superbes médiums d’une infinie douceur  « Что я могу еще сказать? » (Que lui dire encore ?) puis, mue par l’incandescence d’un désir nourri de fantasmagorie mystique, elle force sa destinée « Пусть будет то, что быть…». Entendue par un collègue dans Armide en 2015, la soprano très sûre d’elle nous indique, après la représentation, ne pas hésiter pas à se lancer dans des répertoires variés : nous rappellerons à cet égard ses Wellgunde et Brünnhilde dans un Siegfried et l’anneau maudit par le Concert de la Loge olympique à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille en 2015. Et d’où elle a peut-être acquis certains des aigus légèrement trop puissants par rapport au rôle de Tatiana : deux suraigus un brin métallique alors que le dernier sur lequel elle clôt son air « И смело ей себя вверяю! » est, quant à lui, irréprochable. Cette abnégation, l’épouse d’un autre qui lui reste fidèle nonobstant les sentiments envers l’amant, ne consacre-t-elle pas finalement cette « apothéose de la femme russe…dont la trahison couvrirait son mari de honte et d’opprobre et le tuerait » déclare Fiodor Dostoïevski (discours du 8 juin 1880 à la séance solennelle de la Société des amis de la littérature russe, Journal d’un écrivain, La Pléiade, Gallimard). Ancien élève de l’opéra de Paris, Marie-Adeline Henry nous raconte que son professeur de chant l’a obligée à apprendre la langue russe en lui prédisant : « un jour, tu chanteras Tatiana » ! Injonction prédictive qui sied au caractère trempé et de l’artiste lyrique et du personnage: « Tatiana, un volcan couvert de neige » selon Prosper Mérimée (Études de littérature russe, tome 1, Librairie ancienne Honoré Champion, 1931).

Régis Mengus (Onéguine). Photographie ©Christian Dresse.Régis Mengus (Onéguine). Photographie ©Christian Dresse.

« Coaché pendant une année entière sur le rôle », le baryton Régis Mengus, que nous avons eu l’occasion d’apprécier dans le rôle de Phanor d’une Reine de Saba sur la Canebière, campe parfaitement le cynisme d’Eugène Onéguine à propos de la fortune héritée de son vieil oncle « Но, Боже мой, какая скука »  mais sait nous émouvoir par l’expression de son ultime désespoir « О жалкий, жребий мой! ». Complimentons aussi Doris Lamprecht (Madame Larina et Sœur Opportune dans Les Mousquetaires au couvent), Cécile Galois (Filipievna et Giovanna dans un Rigoletto), Nicolas Courjal (Le Prince Gremine dont son « Безумно я люблю Татьяну! » est un peu surjoué et Faust à Marseille), Eric Huchet (Monsieur Triquet et Le Marquis de Pontsablé dans Madame Favart), Sévag Tachdjian (Un Capitaine), Jean-Marie Delpas (Zaretski et Montano dans un Otello monégasque) et Wilfried Tissot (Un Paysan) ainsi que les chœurs de l’Opéra de Marseille (coach linguistique russe Elena Voskresenka). Sans oublier les figurants (Mathéo Bonnefous, Charles Marcellin, Eva Monier, Chloé Mourad, Julien Pasturaud, Naël Sabeur et Sarah Vizzanova-Hager). Une belle et grande soirée lyrique qui fera date.

Marseille, le 12 février 2020
Jean-Luc Vannier


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