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Nice 28 avril 2021 —— Jean-Luc Vannier.

Parsifal à la Staatsoper de Vienne : sublime rédemption par P. Jordan, J. Kaufmann et E. Garanča

Parsifal. Photographie © Wiener Staatsoper & Arte.Parsifal. Photographie © Wiener Staatsoper & Arte.

« Pas de grâce sans défaillance » disait Paul de Tarse. Avec sa mise en scène d’une noirceur qui confine parfois au sordide, Kirill Serebrennikov nous plonge dans les profondeurs abyssales de cette défaillance : le régisseur russe, responsable également des costumes et de la vidéo, exploite — sans doute pour s’en libérer —  ses angoisses personnelles dans cette nouvelle production de Parsifal de Richard Wagner à la Wiener Staatsoper diffusée sans public sur Arte.de. Arrêté en 2017 puis assigné à résidence jusqu’en 2019 par un tribunal russe pour « enrichissement frauduleux », l’artiste, qui a toujours rejeté les charges retenues contre lui, n’en a pas moins poursuivi ses créations à distance.

C’est donc dans un sombre univers carcéral enrichi — ou embarrassé selon les avis — de tous les clichés en la matière — musculatures tatouées, trafic de drogues avec les gardiens, pugilats divers et variés —, que prennent place les écuyers, gardiens du domaine sacré mais devenus dans cette version discutable de redoutables prisonniers auxquels Gurnemanz lance : « Jetzt auf, ihr Knaben ! ».  Nous pressentons déjà la conclusion, cousue de fil blanc : les portes du pénitencier s’ouvriront avec le dévoilement du Graal. Dans son travail scénographique, Kirill Serebrennikov choisit également de suivre une « tendance », relevée dans Aïda à Bastille, en doublant le personnage de Parsifal d’une figure juvénile, Nikolaï Sidorenko, un acteur d’origine russe passé par la Universität der Künste de Berlin. Et ce, afin d’accentuer le saut temporel induit par le vieillissement de Parsifal au IIIe acte. Avec l’inévitable conséquence — au moins jusqu’à ce troisième acte — de priver Jonas Kaufmann d’un jeu scénique à même de densifier — en la personnalisant —  sa ligne de chant. Le ténor semble plus d’une fois perdu dans un déroulement spatial qui lui échappe. À l’accoutumée, les vidéos signées Alexeï Fokine et Yourii Karir nous abreuvent de quelques poncifs : paysages russes enneigés, dortoirs crasseux et visages patibulaires des prisonniers sans oublier l’inévitable fantasme voyeuriste des douches. Des vidéos d’autant plus encombrantes qu’elles parasitent l’action principale en forçant la restitution filmée à rompre le focus sur le plateau pour pouvoir les montrer. Nous n’échapperons pas non plus aux stéréotypes de la bien-pensance religieuse : sur fond d’eucharistie « Nehmet hin meinen Leib » un gardien regarde des images que nous supposons être — naïf que nous sommes — de pieuses icônes, un autre extrait d’un carton une menorah tandis que son voisin exhibe un tapis de prière. Il y a du pain pour tout le monde dans cet œcuménisme de supermarché. N’insistons pas.

Parsifal. Photographie ©Wiener Staatsoper & Arte.

Le deuxième acte, une agence de mannequinat masculin qui insuffle à souhait la séduction vénéneuse et incandescente de Kundry — photographe compulsive des corps à moitié dénudés de détenus dans le premier acte — ainsi que celle des filles-fleurs, s’inscrit beaucoup mieux dans la tradition wagnérienne : le compositeur s’en ouvre d’ailleurs à celle — Judith Gautier — « qui allait lui donner son accès de fièvre dont il avait besoin pour créer sa Kundry ». Qu’on en juge : « Vous verrez, au deuxième acte, les « charmeuses » de Klingsor, fleurs de son jardin enchanté (Tropiques !)… Elles caressent Parsifal, lui tâtent les joues, le menton, comme des enfants en jeux : viens, viens, jeune héros, beau garçon, etc. Vous êtes l’abondance de ma pauvre vie, si bien calmée et abritée depuis que j’ai Cosima. Vous êtes ma richesse, mon superflu enivrant » (lettre du 9 décembre 1877 in Guy de Pourtalès, Wagner, Histoire d’un artiste, édition revue et augmentée, NRF, Gallimard, 1932, pp. 391, 397 et 398). Nonobstant quelques vaines tentatives susceptibles de représenter une conscience surmoïque dans l’après-coup — serait-ce la culpabilité du Parsifal âgé qui revoit les fautes de sa jeunesse mais nous serions alors dans une forme d’anachronisme en rupture avec la temporalité de l’œuvre —  Jonas Kaufmann assiste en spectateur impuissant aux assauts embrasés de son double par Kundry jusqu’au hurlement libérateur « Amfortas, die Wunde ! » : l’envoûtement est brisé.

Retour en prison avec le troisième acte mais, atmosphère du livret oblige, la retenue scénique s’impose : « Le miracle du calice lumineux s’opère entre les mains de Parsifal qui officie …la mystique péroraison se déroule dans le scintillement des triolets de harpes et le frémissement ailé des trémolos pianissimo des cordes » (Jean Bartholoni, Wagner et le recul du temps, Préface de Louis Barthou, Albin Michel, 1924, pp. 102 et 206).

Elina Garanča (Kundry). Photographie © Wiener Staatsoper & Arte.

La rédemption, celle de Parsifal tout comme celle de cette imposante version viennoise, viendra plutôt de la musique et des voix. À la tête du superbe Wiener Staatsoper Orchestra et du Wiener Staatsopernchor, Philippe Jordan nous ravit dès le célèbre prélude en la bémol. Nous observons les gestes du maestro qui témoignent d’une subtile précision, empreinte de respect mais rehaussé — comme l’esquisse par l’aquarelle — d’une digne complicité toute intériorisée avec l’œuvre : du la bémol en ut mineur, la reprise de la plainte se fait en douceur, assurant cette éclatante lumière et cette pureté admirable des sons qui siéent à l’étrange frémissement mystique de ce « festival scénique sacré ». Outre une direction remarquable qui conjugue la minutieuse précision dans l’intervention individuelle des instruments avec l’harmonie dans le trafic orchestral, Philippe Jordan met parfaitement en exergue dans cette œuvre testamentaire du maître de Leipzig cette « abondance de proportions simples qui explique la douceur ambiante de Parsifal, ultime fleur de l’évolution phonesthétique wagnérienne » (Lucien Bourguès, Alexandre Dénéréaz, La Musique et la Vie intérieure, Félix Alcan, 1921, p. 496).

Privé d’efforts — et d’exigences scéniques —, le ténor Jonas Kaufmannpeut sans doute se concentrer sur une interprétation vocale tout en profondeur, plus imprégnée de sagesse et de maturité en comparaison d’autres rôles plus ou moins récents. Le timbre est majestueux, la projection ample mais sans forçage. Pour cette prise de rôle, Elina Garanča domine avec une rare aisance doublée d’une sorte de jouissance manifeste, un second acte entièrement dévolu à Kundry, « création neuve et énigmatique » (Guy de Pourtalès, op. cit., p. 402), «  la plus extraordinaire des créatures wagnériennes, œuvre exclusive du compositeur » (Piotr Kaminsky, Mille et un opéras, Fayard, 2003, p. 1728). La mezzo-soprano domine le rôle avec toute cette intelligence des mille facettes de la sexualité féminine, tour à tour espionne de Klingsor, « l’Innomée, l’originelle Tentatrice, la Rose de l’Enfer » : irrésistible lorsque, s’adressant à Parsifal, elle ignifie son désir ardent qu’elle distille avec une méticuleuse perversité dans « Die Leib und Leben einst dir gegeben …sie beut Dir heut’als Muttersegens, letzten Gruss der Liebe…ersten Kuss ». Elina Garanča sait tout aussi bien faire vibrer sa plainte lancinante, ultime tentative non dénuée d’ambivalence séductrice — feint-elle ou implore-t-elle réellement la salvation ? — dans son « Lass mich an seinem Busen weinen, nur eine Stunde mich Dir vereinen… in Dir entsündigt sein ». « Was will das Weib ? » aurait dit Freud !

Jonas Kaufmann (Parsifal). Photographie © Wiener Staatsoper & Arte.

Le baryton français Ludovic Tézier en Amfortas est remarquable par l’expression vocale de sa douleur lancinante à l’apparition du reliquaire tandis que l’exposition de l’histoire par Gurnemanz chantée au premier acte par Georg Zeppenfeld ne mérite que des éloges : la basse allemande multiplie toutes les nuances tragiques d’une ligne de chant qui ouvre néanmoins sur un attentisme mêlé d’espérance. Le Klingsor de Wofgang Koch est plus vociféré que chanté mais le maléfique personnage reste très convaincant.

Le metteur en scène clôt son Parsifal sur ce sentiment d’accomplissement, un « vollbracht » qui laisse le héros rédempteur, seul, abîmé dans ses pensées, songeant peut-être à celles exprimées par Richard Wagner : « ce n’est pas la misère du faible à qui pitié est due, le but à atteindre est la miséricorde dans l’âme du fort ».

Nice, le 28 avril 2021
Jean-Luc Vannier.


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