Si ça avait été le 1er avril, j'aurais pu reprendre le compte rendu de Gustave Doret sur le 13 mai 1913 [transcrit et annoté par Yvan Beuvard pour musicologie] : Il est triste de songer qu'à notre époque, un public qu'on dit éduqué, ait empêché par sa grossièreté une manifestation dont la sincérité ne peut être mise en doute. Qu'ayant entendu l'œuvre, ce public la couvre d'outrages et de sifflets, c'est son droit. Mais qu'il refuse d'entendre la partition et qu'il ne supporte pas que les gens bien élevés l'écoutent jusqu'au bout afin de se faire un jugement, voilà qui est intolérable.
Bien sûr, le public de ce 2 avril 2013, à quelques exceptions près, a beaucoup apprécié et applaudi. Il n'a même pas été étonné par la rumeur digne d'un John Cage qui, pendant la demi-heure où il s'installait, émanait des musiciens faisant de même, s'installant, s'échauffant, s'accordant, bavardant, laissant fuser des bribes musicales.
Il est vrai que tout était réuni pour un excellent concert. Un chef, François Xavier Roth, aguerri à toutes les musiques, y compris contemporaines. Il fut d'ailleurs chef adjoint en 2000-2002 de l'Orchestre de Caen, juste avant de créer son ensemble les Siècles.
De jeunes musiciens talentueux, jouant sur des instruments d'époque, dans un cadre acoustique parfait, rendant bien la spatialisation musicale des timbres répartis sur la centaine d'instruments, les ruptures de rythmes, les cadences angoissées...
Ce programme autour des Ballets Russes et de Stravinsky débutait donc par le Scherzo fantastique de 1908, une pièce au swing léger et syncopé qui pourrait accompagner les dessins animés de Tex Avery. Par moment, on attendait presque l'entrée du piano de la Rhapsodie in Blue de Gershwin.
Ensuite vint Petrouchka, de 1911. Cette musique, de ballet, se suffit entièrement à elle même, comme le Sacre, avec sa dramaturgie proprement musicale, ses jeux de timbres qui se répondent d'un coin à l'autre, ses variations rythmiques, son piano perdu parmi les cuivres, ses traits d'archets que Piazzola a bien entendu, ses ébauches répétitives, ses percussions complexes, ses six contrebasses aux pizzicati quasi jazzy, et ses échos prémonitoires de l'œuvre à venir, dont son créateur avait bien compris les difficultés en ce mois de mai 1913, quand il écrivait dans la revue « Montjoie » : Je crains que le Sacre du printemps, où je ne fais plus appel à l'esprit des contes de fées ni à la douleur et à la joie tout humaines, mais où je m'efforce vers une abstraction un peu plus vaste, ne déroute ceux qui m'ont témoigné, jusqu'ici, une sympathie chère.
Le même Gustave Doret cité plus haut ajoutait, lui : J'avoue n'avoir point goûté dans son ensemble cette œuvre, dont la substance musicale est très mince et dont les recherches extraordinaires (peut être géniales) de sonorité constituent l'intérêt primordial. Mais, ici, tout est poussé à l'extrême ; le système nerveux le mieux équilibré ne peut supporter une exaspération aussi constante ; et j'avoue encore ma faiblesse, si faiblesse il y a, de n'avoir discerné qu'une richesse inouïe de combinaisons de timbres, au mépris absolu de toute consonance relative, de tout plan musical et de tout développement.
Aucune musique n'est plus violemment agressive, brutale dans son étrangeté et déséquilibrée dans sa construction. Et, malgré tout, on ne peut lui refuser cette intensité de vie rythmique prodigieuse que seules, du reste, les productions russes possèdent à ce degré.
Pourtant, il n'aura fallu qu'un an à Stravinsky pour le faire admettre et applaudir en concert, à Paris en 1914. Si cette œuvre marquait sans doute en 1913 un temps d'utopie, comme l'affirmait hier François Xavier Roth, elle était aussi bien prémonitoire, par son écriture chamanique, des nuées obscures qui s'amoncelaient sur l'Europe et le Monde.
Un siècle plus tard, le Sacre reste d'une acuité et d'une intensité sans pareille, au milieu de tout ce qu'il a pu engendrer depuis [voir notre article Les cent ans du Sacre – Stravinsky et les musiques populaires]. Ce que les Siècles ont confirmé hier, donnant à entendre avec clarté et sans concession cette abstraction un peu plus vaste, sans bis final en réponse aux applaudissements chaleureux, à la demande de l'auteur pour qui le concert devait s'achever avec la danse sacrale.
Pour savoir où les Siècles joueront Le Sacre en cette année du centenaire, consulter leur site.
À noter, dans leur programmation :
Stravinsky en mode Hip-Hop, avec Farid Berki, chorégraphe et la participation de 100 enfants de Paris et de la banlieue, le 6 avril, 20h et le 77, 16h30 Paris, Grande Halle de la Villette.
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Lundi 4 Mars, 2024