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La dernière campagne de Mitridate

 

Opéra de Dijon, Auditorium, 26 février 2016, par l'Ouvreuse ——

 

Sifare (Myrto Papatanasiou) et Aspasie (Patricia Petibon). Photographie © Vincent Pontel.

 

Quoi de plus normal pour un roi conquérant que de partir à la tête de ses troupes contre un empire fragile, la Rome du premier siècle avant notre ère ? Après ses succès parisiens, Mitridate a quitté le TCE pour affronter Pompée en Bourgogne1. Juste retour des choses : le décor avait été planté ici même avant de gagner momentanément la capitale.

Les gazettes, les radios, les télés, chacune y est allée de son commentaire, un concert de louanges. Tout a été dit et, parfois, son contraire2. Campagne pour campagne, après les Parisiens, comment la France profonde (!) allait-elle recevoir ce premier opera seria d'un gamin de 14 ans ? À peine plus connue, la tragédie de Racine nous dit que la haine de Rome inspire tous les gestes de Mithridate, troisième du nom, septième roi du Pont (Asie Mineure). Non seulement, il est en guerre contre l'empire, mais aussi contre ses deux fils. Ses menaces, ses colères sont odieuses, son pouvoir sert ses ambitions politiques mais aussi ses rancunes et ses caprices. Despote sans grandeur chez Racine, c'est ici un homme émouvant, rude guerrier, torturé par la jalousie, puisque ses deux rejetons et lui aiment la même femme… Le livret diffère donc peu, sinon que l'unité de lieu est rompue. Retour aux sources, la mise en scène de Clément Hervieu-Léger la rétablit opportunément.

Une salle ruinée par une guerre, proche3, va autoriser ce grand théâtreux, à jouer sur la mise en abîme — plus prosaïquement sur « le théâtre dans le théâtre » — un poncif dont la mode semble envahissante, passons. Ainsi commence-t-on par déclamer quelques vers de Racine, avant que les acteurs entrent dans les costumes et dans la peau de leurs personnages. On se cherche un peu au premier acte, qui sent davantage le théâtre que l'opéra. Cigna Santi, le librettiste avait ajouté Ismène et Marzio. Était-il besoin d'y joindre maintenant sept figurants déambulant, voyeurs, dont on ne perçoit pas toujours la fonction (le livret décrit les habitants de Nymphée, des soldats) ? Ils n'apportent pas grand-chose sinon le regard de la fillette (une sorte de Sally ?). Clément Hervieu est très Léger léger… Il a manifestement oublié ses classiques4. Le public parisien du TCE avait copieusement hué ce rhéteur en scène5 à la fin de la première comme à la dernière. Ici, on est plus humble sinon plus respectueux. « Les temps sont proches où, après le metteur en gêne, le chef retrouvera la maîtrise de l'opéra, car c'est la musique qui gouverne, prima la musica, dopo le parole », prophétise sagement ma voisine, la Comtesse (pour une fois sans contrepet. Baisse de forme ?)

Mitridate (Michael Spyres) et Ismène (Sabine Devieilhe). Photographie © Vincent Pontel.

Rien à redire de la direction d'acteurs. Des éclairages efficaces qui renouvellent et valorisent le cadre. Les décors d'Éric Ruf sont d'une grande beauté. Leur structure, leur réalisation, y compris dans le moindre détail, offrent bien des possibilités et on est ravi d'en découvrir la qualité fonctionnelle et esthétique au fil de l'action. Côté chiffons, les costumes intemporels de Caroline de Vivaise ne valent que par leurs tons. Pourquoi n'avoir pas masculinisé davantage Sifare ? Le brasero du 3e acte ne nous réchauffe guère : un poncif de plus (celui du Turc en Italie, ici même, qui était côté jardin est passé côté cour)… L'imagination est décidément pauvre.

Mozart enchaîne les 22 arias da capo, un duetto et de nombreux récitatifs6 pour nous faire vivre cette tragédie où la guerre, la trahison et l'amour sont les ressorts de l'action. Sa durée interdisait de représenter l'ouvrage dans son absolue intégralité, tel qu'il nous est parvenu7. Les choix d'Emmanuelle Haïm, toujours pertinents, préservent scrupuleusement les pages les plus belles. De nombreux récitatifs ont été supprimés ou « allégés », comme certains airs, sans que la compréhension de l'action en souffre. L'entracte unique, au milieu du deuxième acte, est bienvenu, après le Pallid'ombre le plus intense, chanté avec une force dramatique et une émotion bouleversantes. Sous sa direction, ce qui ne pourrait être qu'une longue et fastidieuse succession de numéros prend une dimension dramatique évidente telle que les trois heures passent sans que l'attention se relâche. Même si, comme à l'ordinaire, sa gestique singulière surprend par son caractère haché, nerveux, le résultat est incontestable. La fluidité, les contrastes, les couleurs sont là8. Le Concert d'Astrée s'y révèle en pleine forme. L'énergie, la souplesse, la sensibilité traduisent à merveille l'esprit mozartien, mais aussi les couleurs gluckistes de maints passages.

La distribution est réellement superlative. Il n'est pas d'air qui ne soit redoutable, et la maîtrise de chacun des solistes exceptionnelle de virtuosité. Mais pourquoi Mozart a-t-il oublié les barytons et les basses ? Tant pis, je me contenterai du ténor, et de ses belles bretelles. Comment ne pas tomber amoureuse de Michael Spyres, le tyran qui se fait homme, un vrai, à la voix ensorcelante, impérieuse ou simplement séduisante ? Un bien beau spécimen, jeune, viril et bien charpenté (comme son chant). On a heureusement oublié Plutarque : Mithridate régna 60 ans pour disparaître à 72… Son air Quel ribelle e quell' ingrato, d'une violence extrême, à la fin du 1er acte,  est prodigieux. Comme le Già di pietà (du 2e) tout en fureur, avec ses cadences ornées, ou le Vado incontro (du 3e). Michael Spyres ne joue pas Mitridate, il est Mitridate, avec des moyens vocaux inouïs. Il est aussi le seul dont on comprenne, du début à la fin, le texte qu'il chante. Patricia Petibon, Aspasie (Monime chez Racine), est une immense tragédienne, intense, dont la voix, riche, colorée, ample et agile nous touche profondément. La vérité dramatique et musicale de son chant semble évidente. D'une grande noblesse, la princesse grecque nous offre  pas moins de quatre arias, deux récitatifs accompagnés et un duetto, empreints d'une force rare (Pallid'ombre, Nel grave tormento…). Elle donne à ses nombreux récitatifs, une formidable émotion. Sa progression n'est certainement pas achevée. Jusqu'où nous entraînera-t-elle ? Les deux fils, maintenant. Le contre-ténor Christophe Dumaux (Farnace) excelle à colorer à propos chacune de ses interventions. S'il s'est fait une spécialité du chant baroque, il se montre ici autoritaire, brutal, cassant, comme l'exige son rôle. Fils de Stratonice dans l'histoire ancienne, le Sifare de Myrto Papatanasiu est touchant de délicatesse et d'émotion, voix agile et vaillante. Le récitatif accompagné et l'air Lingi da te, moi bene, seul air concertant de l'opéra, avec un cor admirable, où il délire, accablé de devoir quitter Aspasie, pour céder ensuite à la mélancolie, constitue un point culminant. Le soutien, les couleurs, le modelé forcent l'admiration. Autre sommet d'émotion, le duo douloureux avec Aspasie Se viver non deggio, dont l'allegro permet l'échange des vocalises qui s'enlacent ensuite superbement. Lumineuse, émouvante, ambivalente aussi, Sabine Devieilhe, la tendre Ismène, se démène pour nous offrir ce qu'elle a de mieux : ses aigus spectaculaires au service d'une musicalité évidente, une liberté, une grâce dans les ornementations qui n'appartiennent qu'à elle. Ses impressionnantes figures de haute-voltige laissent pantois. Elle surprend cependant par ses aigus projetés en force, exagérés, dans la première partie du So quanto (acte II). Je les adore émis piano, puis conduits superbement avec des crescendi outrés. Mais pourquoi en abuser ensuite, au risque de les user ? Jael Azzaretti, Arbate, et Cyrille Dubois, Marzio, n'ont qu'un air chacun, mais ô combien exigeant. S'appuyant sur sa canne anglaise (ouf ! on a échappé au fauteuil roulant), claudicant, malveillant, le premier vocalise avec une aisance et une souplesse insoupçonnées dans L'odio nel cor. Le second a toute la vaillance requise pour son air de bravoure Se di regnar sei vago. Son agilité, son naturel, sa clarté d'émission nous font regretter que son intervention soit limitée à ce seul air.

D'une grande beauté vocale et plastique, extrêmement concis — le récitatif de Mitridate agonisant et un coro lapidaire — le dénouement nous laisse pantois. Un très grand moment, exceptionnel par cette conjonction de talents pleinement engagés pour une œuvre qui mérite beaucoup plus qu'un détour9.

L'Ouvreuse
27 février 2016

1. Bruits de coulisses au très proche Conseil départemental : François Sauvadet — évincé de la conquête du Grand-Duché (augmenté de sa province franc-comtoise) —– affirmerait que cet épisode a inspiré la guerre des Gaules et qu'Alésia, très chère à son cœur et à notre budget, n'en serait que la reproduction…  Farnace fut vaincu par César, nous rappelle Plutarque. On se console comme on peut.

2. Marie-Aude Roux titrant « …ce Mithridate ne fera pas date » [« Le Monde » daté du 16 février], Philippe Venturini réplique « un Mithridate qui fera date », le même jour dans les « Échos »…

3. Le metteur en scène parle de celui de Sarajevo durant son siège. J'y vois plutôt un rappel du début des Aventures du Baron de Münchhausen, merveilleux film de Terry William réalisé en 1988 (dans une ville assiégée par les Turcs,  malgré les bombardements, une pièce de théâtre conte les aventures du fameux baron. Surgit alors un vieillard, affirmant être le « vrai » baron de Münchhausen, qui fait un scandale et interrompt la pièce. Le dirigeant de la ville, un notable méprisant, l'ignore; les comédiens le prennent pour un fou. Seule Sally, fille du directeur de la troupe de théâtre, le prend au sérieux...) Un ravissement, à revoir !

4. Racine, préface de Mithridate : « On ne peut prendre trop de précautions pour ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire. »

5. Prévu pour une rencontre avec le public dijonnais, il n'est finalement pas venu. Lassé des broncas parisiennes ? Mépris du public provincial ?

6. Le « quintetto » final n'est qu'un court chœur, homophone, conventionnel.

7. L'édition critique (Neue Mozart Ausgabe) ne compte pas moins de 260 p. de musique, sans les variantes.

8. « Elle montre la belle couleur ronde de Mozart », aurait dit feu le mari de la Comtesse.

9. La Monnaie l'a programmée en mai, avec Christophe Rousset. On y retrouvera Michael Spyres et Myrto Papatanasiu.

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