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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : Un parcours découverte. La musique instrumentale entre le temps de Bach et celui de Mozart : Espagne et Portugal

La musique instrumentale d'Antonio Soler (1729-1783)

On a coutume de l'appeler le « padre Soler », car ce Catalan, après avoir étudié à Montserrat et avoir été nommé maître de chapelle à la cathédrale de Lerida, choisit en 1752 de se consacrer à la vie monastique. À partir de cette date, sa vie eut pour cadre le monastère de l'Escurial où il occupa les fonctions d'organiste et de maître de chapelle. L'Escurial servant de résidence royale pendant la saison d'automne, il connut Domenico Scarlatti dont il reçut l'enseignement, et fut sans doute l'un des copistes auxquels on doit la conservation de nombreuses sonates du Napolitain ; il fut d'autre part choisi comme maître de clavecin de l'infant Don Gabriel de Bourbon, et sa renommée s'étendit bien au-delà des frontières.

En tant que compositeur, on retient surtout en lui l'auteur d'un vaste catalogue pour clavier, mais il se consacra beaucoup à la musique vocale, sacrée et même profane. Il s'illustra aussi comme théoricien, notamment à travers un traité sur l'art de la modulation qui suscita en son temps de vives controverses, et, bien sûr, comme virtuose du clavier, mais sa créativité se manifesta encore sur un autre terrain : il se fit inventeur et construisit en particulier l'« afinador o templante », un instrument révolutionnaire qui visait à réaliser un nouveau système d'accord avec division d'un ton en plusieurs semi-tons. En vérité, rien n'arrêtait ce modeste moine d'une érudition étonnante : ne le verra-t-on pas, dans un de ses essais théoriques, aller jusqu'à traiter des taux d'échange entre les monnaies castillane et catalane ?

Œuvres pour clavier seul

On en a recensé près de cent quarante, dont l'immense majorité est constituée de sonates, mais on y compte également quelques préludes et, surtout, une pièce qui a fait le tour du monde, l'époustouflant fandango en mineur.

Antonio Soler, Fandango en mineur, par Rafael Puyana.

On a un peu tendance à voir dans le Soler des sonates un simple épigone de Scarlatti, avec la connotation péjorative qui s'attache à ce terme. Certes, l'influence du grand aîné y est flagrante : Soler adopte souvent le plan binaire en un seul mouvement cher à Scarlatti ; l'un et l'autre possèdent également dans leur manière, « nombre de traits communs, quand ce ne serait que la faculté de rendre les airs, les rythmes, les bruits, et jusqu'aux saveurs et aux odeurs du folklore ; […] ils témoignent un même faible pour la virtuosité, et parfois, dans tel passage où les mains se croisent à toute allure, […] dans tel autre où les tierces s'enchaînent sur plusieurs lignes, où les notes rebattues bourdonnent, où la main gauche plonge du haut en bas du clavier en gammes, en arpèges scintillants, il est vrai qu'on ne sait plus à qui on a affaire. Soler, dans ces moments, n'est nullement en reste sur Scarlatti. Mais il a des particularités qui, à la longue, le font reconnaître. Cela tient à la nature même de ses phrases, plus concises, faites de courtes périodes répétées, et plus gracieuses si elles ont moins d'envol ; à la nature de ses harmonies, plus pleines, plus douces, moins épicées (on ne le verra pas user de l'acciacature, cette superbe fausse note qui criaille au milieu d'un accord), et raffinant encore sur le maître dans l'art de la modulation. »1 Autres différences, rappelant au passage que plus de quarante ans séparent les deux hommes : Soler fera des incursions en terre galante, structurera un certain nombre de ses sonates en plusieurs mouvements (jusqu'à quatre et cinq, incluant un ou deux menuets) et, dans ses œuvres tardives, utilisera des procédés d'écriture si typiquement pianistiques que ces œuvres semblent avoir été réellement conçues pour le pianoforte.

Le meilleur de ces sonates, ce n'est pas tant dans ces œuvres « préclassiques » qu'on le trouve, malgré d'incontestables réussites comme la soixante-huitième en mi majeur, mais bien plutôt — car elles se révèlent nettement plus caractéristiques du talent du musicien — dans les plus « espagnoles » du lot, des sonates en un seul mouvement pour la plupart, qui sont en fait souvent les plus « scarlattiennes ». S'il lui arrive de se montrer lyrique, mais sans atteindre l'ineffable poésie de son maître et modèle, dans quelques sonates lentes marquées Andante ou Cantabile, son terrain favori reste celui des tempos rapides et des pièces propices aux déploiements d'énergie. On ne saurait ici faire le tour de toutes les pages qui, à côté du célébrissime fandango, honorent sa signature, mais on se doit de citer au moins quelques-uns des fleurons de cette vaste production de sonates : la no 10 en si mineur, étourdissante d'invention virtuose ; la no 25 en modo dorico ; la no 43 en sol majeur, pleine de brio avec ses notes répétées ; la no 69 en fa majeur, d'une vitalité irrésistible ; la no 81 en sol mineur, aux contrastes si étranges et saisissants ; la magnifique no 88 en ♭majeur ; l'émouvante et tendre no 100 en ut mineur ; et la no 117 en mineur, un brin répétitive mais d'une belle densité d'écriture. Il faudrait également mentionner la no 39 en mineur, la no 74 en majeur, la no 90 en fa♯ majeur et bien d'autres encore, mais ne connaîtrait-on que ces quelques œuvres, cela suffirait à se convaincre que le Padre est bien plus « qu'un Scarlatti au petit pied ».

Antonio Soler, Sonate no 21 en ut♯mineur par Alicia de Larrocha.
Anonio Soler, Sonate no 25 par Bob van Asperen.
Antonio Soler, Sonate no 81 en sol mineur par Bob van Asperen.
Antonio Soler, Sonate no 84 en majeur par Ivàn Martin (piano).
Antonio Soler, Sonate no 88 en ♭majeur par Hye-Won Cho , piano.
Antonio Soler, Sonate no 90 en fa♯ majeur  par Rafael Puyana.
Antonio Soler, Sonate no 100 en ut mineur par Pieter Jan Belder.

Autres œuvres

Elles consistent en deux recueils où le clavier reste à l'honneur : d'une part les six quintettes pour clavecin et cordes, de l'autre les six concertos pour deux claviers.

Composés sur le tard pour le divertissement de l'infant d'Espagne, les Qintettes tournent largement le dos à l'hispanisme pour nous présenter avant tout le visage « préclassique » de Soler, et de ce fait ne sont pas loin d'évoquer Boccherini. Souvent marqués d'un brio un peu extérieur et décoratif, ils témoignent d'un bel équilibre « chambriste » entre les parties, même si de temps à autre le clavecin se fait quelque peu dominateur. De ces six quintettes, le plus convaincant est peut-être le quatrième en la mineur, « un pur chef-d'œuvre de poésie, de délicatesse mélancolique et de subtilité d'écriture. »2

Antonio Soler, Quintette no 3 en sol majeur (II. Largo) par Concerto Rococo (J.-P.Brosse, clavecin).

Écrits pour mettre en évidence les talents de son royal élève, l'infant Gabriel de Bourbon, les Conciertos de dos organos obligados de Soler sont censés, sur le papier, devoir être exécutés sur deux orgues, mais, comme les orgues de l'Escurial étaient trop éloignés pour permettre une telle exécution, on considère qu'une grande liberté est de mise, autorisant ainsi d'autres options dont l'une est de recourir à deux clavecins, une autre consistant à coupler clavecin et orgue, voire orgue et régale. Ces variantes réussissent particulièrement bien à ces brefs et séduisants concertos en deux mouvements qui « respirent le charme et la sérénité, à l'exclusion de toute profondeur » et où « l'esprit, les rythmes, la couleur sont dans une certaine mesure encore espagnols, le tout répondant cependant au style galant international, à fleur de clavier. »3

Antonio Soler, Concerto no 3 en sol majeur par Tini Mathot et Ton Koopman (orgues de la Basilica della Misericordia, San Elpidio a Mare).

Notice biographie d'Antonio Soler

Notes

1. Sacre Guy, La Musique de piano. Robert Laffont, Paris 1998, p. 2728-2729.

2. Morrier Denis, dans « Diapason »  (389), janvier 1993.

3. Roubinet Michel, dans Gille Cantagrel (direction), « Guide de la Musique d'orgue ». Fayard, Paris 2003, p. 725.


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Dimanche 2 Mai, 2021