musicologie

13 octobre 2021 —— Jean-Luc Vannier.

Un splendide Guillaume Tell ouvre la saison lyrique à l’opéra de Marseille

Guillaume Tell. Opéra de Marseille. Photographie © D.R.

De l’utilité de la diplomatie française. En 1821, un diplomate de l’ambassade de France à Rome recevait un courrier daté du 17 janvier : « Notre Grand Opéra est menacé d’une éclipse totale ; il n’y a que Rossini qui puisse lui rendre de l’éclat et de la chaleur ». Il s’agit en fait de répondre à une volonté politique : la première scène lyrique de l’Europe se doit d’être aussi spectaculaire que possible (Histoire de l’opéra français, du Consulat aux débuts de la IIIe République, sous la direction d’Hervé Lacombe, Fayard, 2020, p. 309 ). Au sommet de sa carrière, Gioachino Rossini décide en 1824 de s’installer à Paris où le gouvernement français l’a nommé Directeur de la musique et de la scène du Théâtre royal italien avec l’obligation conjointe de composer des ouvrages, en français, pour l’Académie royale de musique. Le résultat en sera Guillaume Tell, œuvre la plus monumentale — plus de 4 heures dans sa version intégrale — et la plus complexe jamais composée par le « cygne de Pesaro ». Il fallait donc un sacré courage à l’opéra de Marseille — mais il n’en a pas manqué tout le temps du confinement — pour proposer au public cette nouvelle production — avec le soutien de la Ville et de l’opéra de Saint-Étienne — en ouverture de la saison lyrique. Et dont la dernière représentation sur la Canebière remontait à… 1965. Courage d’autant plus nécessaire qu’en raison des restrictions imposées par la pandémie de la Covid-19, les premières rangées du parterre avaient été libérées afin d’agrandir le plateau et de permettre aux musiciens de l’orchestre de l’opéra de prendre place tout en respectant les impératifs de la distance physique.

Guillaume Tell. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.

Mais c’était sans compter sur l’esprit de créativité et d’inventivité de cette maison qui a su exploiter toutes les facettes du livret d’Étienne de Jouy et de Florent Bis. Un livret qui, sans trop d’égards pour la pièce de Schiller Wilhelm Tell de 1804 et pour l’opéra homonyme de Grétryen 1791, associe au mythe fondateur et ô combien pastoral de la Confédération helvétique autour des trois cantons dits « primitifs », un conflit amoureux de nature racinienne : Arnold, héros fougueux et vacillant, est tiraillé — « flamme coupable ! » — entre sa passion pour Mathilde, princesse issue du camp des oppresseurs — profondeur du cantabile submergé par l’émotion dans « Ah Mathilde ! » — et sa loyauté pour « son père et sa patrie » d’où la vivacité guerrière des cabalettes « Embrasons-nous » et « Amis, amis secondez ma vengeance ».

La mise en scène de Louis Désiré choisit d’installer ses personnages sur scène dès l’ouverture, fait intelligemment apparaître ou disparaître les magnifiques chœurs (Emmanuel Trenque), véritable représentant du peuple suisse, dans une dynamique scénique (jeux de lumières de Patrick Méeüs) qui les intègre parfaitement à la dramaturgie. Très belle scène finale où les flots rugissants restituent le climax de l’œuvre. Mathilde est « présente par son absence » dans le cœur d’Arnold dès l’acte I. Certes, les décors du plateau — caissons en bois — signés Diego Mèndez-Casariego sont discutables même s’il existe dans le Canton des Grisons des recettes de délicatesses sucrées et aromatisées aux copeaux d’arolle, un conifère alpin. Même questionnement pour le rocher suspendu, symbole lourd — à tous les sens du terme — du joug de l’oppression autrichienne. Sont par surcroît inégales dans la valeur de leur prestation, les pantomimes de Léa Zatte, Emma Le Masson, Lucile Signoret, Victor Bouaziz et Hugo Olagnon (ce dernier aura d’ailleurs marqué la chorégraphie par sa petite improvisation)  : elles sont plus finement inspirées dans l’acte I que dans l’acte III où elles deviennent un fade substitut de ballets et passablement inspirées par l’œuvre du marquis de Sade dans la libre adaptation réalisée par Pier Paolo Pasolini (Salò o le centoventi giornate di Sodoma, 1975).

Alexandre Duhamel (Guillaume Tell), Patrick Bolleire (Walter Furst) et Enea Scala (Arnold). Photographie © Christian Dresse.

La direction musicale du jeune chef Michele Spotti est tout simplement magistrale : il jongle avec une surprenante agilité entre baguette, main droite et main gauche pour diriger, aussi prestement que minutieusement, orchestre, chœurs, chanteurs tout en tournant habilement les pages de sa partition ! Nonobstant sa structure orchestrale qui rompt avec la tradition italienne — vif, lent, vif — de la Sinfonia, l’ouverture nous annonce respectivement les quatre actes : souffrance amoureuse portée par les violoncelles, déferlement tellurique et puissance consolatrice de la nature — deux pièces peut-être influencées par la sixième symphonie de Beethoven jouée à Paris pendant la composition de cet opéra — et victoire de l’héroïsme rythmée par un galop final. Le tout d’une rare élégance qui ne le cède en rien à la précision de l’exécution. Du grand art dans le subtil maniement des pupitres et qui sera largement ovationné par le public. « Cette ouverture de Guillaume Tell, écrivait à ce titre Berlioz, est une œuvre d’un immense talent qui ressemble au génie à s’y méprendre » (Hector Berlioz, Gazette musicale de Paris, n° 41, 12 octobre 1834).

Prises de rôle pour Angélique Boudeville (Mathilde) et Alexandre Duhamel (Guillaume Tell). La soprano aux aigus brillants et serrés nous offre une version inhabituelle du grand air « Sombre forêt » au début de l’acte II : loin des éclats et autres suraigus auquel il prétend, Angélique Boudeville se concentre sur un intimisme empreint d’angoisse suggéré par sa rencontre à venir avec son amant. Elle saura néanmoins montrer toute l’étendue d’une irréprochable tessiture dans son « Toujours ce triste cœur, conservera l’image de mon libérateur » à l’acte III. Quelques améliorations dans la diction ajouteraient une « plus-value » à ses indéniables qualités vocales.   

Dans le rôle-titre, entendu par un collègue dans une version des Indes galantes Alexandre Duhamel doit s’adapter — il ne le fera hélas qu’au second acte — à la présence de l’orchestre sur le plateau qui dresse un véritable mur sonore à dépasser. Le baryton accentue dès lors la projection de magnifiques graves, plus charnels qu’abyssaux, dans le trio « quand l’Helvétie est un champ de supplices » à l’acte II et nous gratifiera d’un somptueux « mortelle disgrâce » à l’acte III. Très émouvante interprétation dans le finale de cet acte avec son fils « je te bénis en répandant mes larmes ». Un fils Jemmy très convenablement interprété par Jennifer Courcier (La charmeuse dans Thaïs à Monte-Carlo).

Guillaume Tell. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.

Rôdé dans le personnage d’Arnold au risque d’éclipser celui de Guillaume Tell, Enea Scala déploie avec un superbe charisme scénique toute la panoplie des registres vocaux en vue d’illustrer tour à tour l’exaltation passionnelle, la fragilité, l’effondrement même lorsqu’il apprend l’assassinat de son père avec son « ô ciel, je ne le verrai plus » à l’acte II puis son « asile héréditaire » à l’acte IV : deux morceaux qui lui valent une immense ovation et ce, après un insondable mutisme de la salle pendant leur exécution. Sans parler de la vaillance chevaleresque du guerrier dans le trio « Aux armes » à la fin de l’acte II. Outre une impeccable diction qui semble même s’amuser avec les liaisons entre les mots, rien ne manque à la multiplication de puissants forte qui font frémir d’aise une audience envoûtée.

Entendue dans le rôle de Berta d’un Il Barbiere di Siviglia à Monaco, Annunziata Vestri convainc amplement dans le rôle d’Hedwige. Le ténor Carlos Natale pousse au début du premier acte une belle barcarolle « Accours dans ma nacelle » avec quelques accents exotiques mais de beaux aigus. Cyril Rovery campe un Gessler sadique mais irréprochable de diction et de projection tandis que Camille Tresmontant (Rodolphe et un Araldo dans un Don Carlo marseillais), Thomas Dear (Melchthal), Patrick Bolleire (Walter Furst) et Jean-Marie Delpas (Leuthold) complètent la distribution.

Il convient donc de saluer l’opéra de Marseille pour cette production honorée par la présence du nouveau maire Benoît Payan et qui se clôt sur un vibrant hymne à la liberté : un crescendo initié par deux harpes avant un tutti dantesque qui allait être associé à différentes causes nationales tout au long du xixe siècle. Il fallait bien cela, lors de sa création le 3 août 1829, pour faire payer certaines des places jusqu’à cinq-cents francs-or.

 

Marseille, le 13 octobre 2021
Jean-Luc Vannier


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