musicologie

Monaco, 23 novembre 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Davide Livermore met en scène Don Carlo à l’opéra de Monte-Carlo

Ildar AbdrazakovIldar Abdrazakov (Philippe II) et Joyce El Khoury (Elisabeth de Valois) Photographie© Marco Borrelli.

« Une œuvre pour l’Opéra [français] est assez de travail pour tuer un taureau » écrit Giuseppe Verdi à son ami Cesare De Sanctis dans une lettre du 9 septembre 1854. Habitué à composer des opéras italiens relativement courts, le compositeur se plaint non seulement de la « quantité de musique requise afin de combler cinq actes » mais également « de la période de répétitions s’échelonnant sur plusieurs mois » alors qu’en Italie, il met sur pied un opéra en quelques semaines.

Après avoir travaillé le cinquième acte de Don Carlos au piano de sa chambre d’hôtel de la station thermale de Cauterets dans les Pyrénées où il était parti à l’été 1866 soigner ses maux de gorge, le compositeur revint à Paris pour s’installer au 67 avenue des Champs-Élysées. Il se rend chaque jour à l’Opéra pour superviser les répétitions. Les exigences et les lourdeurs de la « grande boutique », comme la nommera Verdi, retarderont la première, prévue pour la mi-décembre 1866. Celle-ci n’aura finalement lieu qu’en mars 1867 en présence de l’empereur, de l’impératrice Eugénie, de la Cour au grand complet ainsi que des membres du gouvernement et de ceux du Corps diplomatique. Succès d’estime, critiques, notamment celles de Georges Bizet qui dira « il a voulu faire son Wagner », public dérouté parce que tenu pour « inclassable », ce Don Carlos « n’était ni un grand opéra traditionnel à la Meyerbeer, ni un opéra lyrique à la Gounod mais ce n’était pas non plus un classique opéra à l’italienne » (Pierre Milza, Verdi, Coll. « Tempus », Perrin, 2004, p. 348-349).

Autant de raisons qui déterminèrent le compositeur à réviser son œuvre pour en proposer, le 10 janvier 1884 au Teatro alla Scala de Milan, une version resserrée en quatre actes : il supprime totalement l’acte 1 — celui qui se déroule en France à Fontainebleau et que la reine évoque avec nostalgie à la fin du quatrième acte — et le ballet, remanie des scènes entières, presque la moitié de l’opéra. Le livret est réarrangé, en français, par Camille du Locle (1832-1903) librettiste et directeur d’opéra français, puis est traduit en italien par Achille de Lauzières-Thémines (1818-1894) et Giovanni Zanardini (1804-1878).

Cette version, présentée le 22 novembre au Grimaldi Forum par l’opéra de Monte-Carlo dans une nouvelle production, propose une mise en scène de Davide Livermore : déjà ovationné dans une somptueuse Adriana Lecouvreur à Monaco en novembre 2017, l’artiste a plus récemment permis d’évoquer, avec délicatesse et poésie, la vie d’Enrico Caruso lors de la Fête nationale monégasque.

Don CarloIldar Abdrazakov (Philippe II). Photographie© Marco Borrelli.

Enrichie par les décors de Gio Forma et les éblouissants costumes de Sofia Tasmagambetova, l’exigeante beauté esthétique de son Don Carlo parvient le plus souvent à exploiter et à parer avec élégance le gigantesque volume scénique du Grimaldi Forum : scène première, monologue de Philippe II, puis son duo avec le grand Inquisiteur… pour ne citer que les moments les plus remarquables et les plus intenses de son travail. Mais ce dernier s’encombre aussi de pénibles récurrences : l’omniprésence, mouvante, répétitive et souvent empreinte de clichés des vidéos en fond de tableaux de D-Wok — les pétales de roses pour la scène féminine autour de la Princesse Eboli, les éclairs pour celle du trio orageux entre Rodrigue, Eboli et Don Carlo… — finit par lasser. Loin de tous ces artifices techniques et sans doute onéreux, il aura parfois suffi de peu pour amplifier sans effort une dramaturgie : un simple tableau peint figurant un rideau entr’ouvert sur un fond rouge vif lors du superbe duo entre Don Carlo et Elisabeth à la scène IV de l’acte I consacre l’atmosphère subreptice et illicite de l’alcôve.

Si elle n’empêche parfois pas un certain statisme scénique, tradition du grand opéra oblige où les chanteurs se plantent au milieu de l’avant-scène, l’exploitation sur scène des cercles rotatifs inversés présente l’avantage de mettre en exergue des oppositions inhérentes au drame : celles de deux idéologies contradictoires entre le grand Inquisiteur et Rodrigue lesquels ne se rencontrent jamais tout comme la rivalité entre le roi Philippe II et son fils Don Carlo pour leur amour mutuel de la reine Elisabeth de Valois. Rivalité qui culmine à la fin de l’acte II : scène hautement symbolique où le fils ose tirer l’épée — castratrice ! — contre le père en présence de la reine aimée mais aussi historique puisque le père de Verdi — prénommé Carlo ! — meurt le 14 janvier 1867 lors des répétitions parisiennes de l’œuvre. Les rapports entre les deux hommes n’avaient pas toujours été harmonieux : fervent soutien des cléricaux haïs par Giuseppe, l’aubergiste Carlo Verdi avait en outre désapprouvé l’union de son fils avec Giuseppina Strepponi. Sans parler des « raisons plus obscures, remontant à l’enfance, au rapport avec la mère, au sentiment d’abandon que put éprouver le jeune Giuseppe expédié à Busseto » (Verdi, op. cit, p. 346).

Varduhi AbrahamyanVarduhi Abrahamyan (Princesse Eboli) et Joyce El Khoury (Elisabeth de Valois). Photographie© Marco Borrelli.

La direction musicale de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo — accord éclatant des cuivres en ouverture et en clôture par parallélisme des formes, émouvant violoncelle sur l’air solo de Philippe II — et des chœurs de l’opéra (Stefano Visconti) par Massimo Zanetti, déborde d’énergie. Celui qui avait déjà su, en décembre 2021, galvaniser la faible partition musicale de Il Corsaro à Monte-Carlo, surveille en outre les artistes comme « le lait sur le feu ». Les nécessaires changements de décors entre les tableaux et qui embellissent cette production brisent hélas, en retour, la puissance des élans insufflés par le maestro

La distribution révèle de substantielles inégalités. Mais peut-on les lui reprocher alors que plusieurs changements de cast sont intervenus : prévu pour le rôle-titre, Vittorio Grigolo que nous avions entendu en octobre à la Staatsoper de Vienne dans Tosca a délaissé cette production « pour raisons personnelles ». Difficile de remplacer au pied levé un « ténor qui ténorise » à fond. Remercions Sergey Skorokhodov d’avoir pris la relève : il fait ce qu’il peut mais peine à convaincre. Dans le personnage d’Elisabeth de Valois, Joyce El-Khoury chante techniquement juste mais son timbre métallique empoisonne et corrode systématiquement ses aigus. Entendue dans le rôle de Bradamante d’une double production zurichoise et monégasque d’Alcina, Varduhi Abrahamyan nous offre en revanche, outre de gracieuses vocalises dans sa « chanson du roi sarrasin », un magnifique et poignant « Dono fatal, dono crudel » en fin de l’acte III. Dans le registre masculin, c’est la belle prestation du baryton Artur Rucinski dans le personnage de Rodrigue qui marque cette production même si, par exemple dans le trio de la scène III de l’acte 2 où il veut « trucider » Elboli, sa charge vocale ne correspond guère à la fureur de l’acte envisagé.

Sergey SkorokhodovSergey Skorokhodov (Don Carlo) et Artur Rucinski (Rodrigue). Photographie© Marci Borrelli.

Les basses se sont en revanche payé un beau succès : la première ovation de cette soirée fut d’ailleurs réservée à Ildar Abdrazakov qui avait déclaré forfait dans la récente Messa da requiem de Verdi. Son interprétation dense, très incarnée du roi Philippe II, ne serait-ce que son « Ella giammai m’amo » ou bien encore, scène suivante, son très impressionnant duo avec le grand Inquisiteur — magnifique Alexey Tikhomirov déjà vivement apprécié dans le rôle de Massimiliano de I Masnadieri sur le Rocher en avril 2018 — ne mérite que des éloges. Saluons aussi Giorgi Manoshvili qui remplace au dernier moment Salvo Vitale dans le rôle du Moine/Charles Quint.

« À la première représentation, la musique de Don Carlos a surpris le public plus qu’elle ne l’a charmé » écrit Théophile Gautier dans Le Moniteur. Comme en réponse, Verdi écrit à Camille du Locle deux mois après la création : « Dans vos théâtres lyriques… il y a trop de savants. Chacun veut juger d’après les normes de sa propre connaissance, selon son goût, et ce qui est pire, selon un système, sans tenir compte du caractère et de l’individualité de l’auteur ». Don Carlos, éclairé dans l’après-coup par l’histoire de l’opéra et le temps, confirmait une profonde évolution de Giuseppe Verdi : évolution amorcée dix-huit ans plus tôt avec Luisa Miller et qui ouvrait la voie au « drame musical à discours continu ».

Jean-Luc Vannier
Monaco, le 23 novembre 2023
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Vendredi 24 Novembre, 2023 22:04