musicologie

Wien, 8 octobre 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Superbe Das Lied von der Erde par la Wiener Symphoniker au Konzerthaus de Vienne

Das Lied von der Erde. Wiener Symphoniker. Photographie © Niesel Reghenzani.

Il en est de Das Lied von der Erde de Gustav Mahler comme de toute œuvre monumentale : son ampleur mêlée aux variations de sa complexité orchestrale, les messages énigmatiques qu’elle suggère puisqu’ils plongent leurs racines dans les méandres inconscients — et pour le moins tourmentés — de son créateur, rendent parfois difficile, voire impossible d’en cerner toute l’exhaustivité dans une seule performance. Nonobstant la dénomination usuelle de « Symphonie pour ténor, alto et orchestre » d’après La Flûte chinoise de Hans Bethge (1876-1946), c’est le plus souvent dans la délicate articulation — et la direction — entre ces six mouvements aux structures inégales, presque chaotiques et cette suite de six lieder confiés aux deux solistes vocaux — Lieder dont les textes furent plus ou moins remaniés par le compositeur — que s’imposent les forces et s’infiltrent les faiblesses des différentes interprétations. Inutile donc de comparer mais notre oreille conserve toujours en mémoire, que nous le voulions ou non, certaines versions avec leurs atouts et leurs insuffisances : en témoigne une variante de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé par le chef Eliahu Inbal tout comme nous avait aussi marqué un enregistrement pour l’anniversaire de Jean-Claude Casadesus.

Lorsque c’est la Wiener Symphoniker qui, samedi 7 octobre au Konzerthaus de Vienne, se saisit de ce chef d’œuvre, la barre est placée très haut. Cette phalange d’excellence et dont la capitale viennoise peut légitimement s’enorgueillir, nous avait déjà ému par une mémorable 3e Symphonie de Gustav Mahler en octobre 2021. C’est dire nos attentes. Unique programme de la soirée, ce « Chant de la terre » était dirigé par le chef Robin Ticciati dont les pérégrinations, de Berlin à Glyndebourne, offraient de sérieuses garanties.

Robin Ticciati (Directeur). Photographie © Niesel Reghenzani.

Musicalement, ce fut un véritable bonheur, une authentique élévation de l’esprit : dès les premières mesures jaillissent, brillantes et éclatantes, les sonorités des pupitres qui augurent d’un grand moment. Énergique dans sa gestuelle, précis dans ses indications, le maestro donne aussi le sentiment de laisser une marge interprétative à la phalange viennoise dont il assume et reconnaît de la sorte toute la richesse et l’étendue des facultés : un véritable « centre de l’union ». Quelques exemples ont plus particulièrement retenu notre attention : dans le long passage orchestral qui suit la seconde strophe de « Das Trinklied vom Jammer der Erde », des violons très inspirés, in fine rejoints par les contrebasses, nous procurent un agréable apaisement, bienvenu après les propos sombres « Dunkel ist das leben, ist der Tod ». Après l’euphorie enjouée de la flûte traversière qui ouvre « Von der Jugend », la Wiener Symphoniker poursuit le partage de son enthousiasme avec la mélodie joyeuse qui accompagne « O sieh, was tummeln sich für schöne Knaben » tout comme elle nous saisit d’effroi par cet accord imposant et à la ténébreuse beauté en ouverture de « Der Abschied ». La direction subtile de Robin Ticciati sait aussi nous gratifier d’une extraordinaire sensibilité sur « Ich sehne mich, o Freund, an deiner Seite ».

Das Lied von der Erde. Wiener Symphoniker. Photographie © Niesel Reghenzani.

Ces variations cyclothymiques du compositeur retranscrits dans la partition sont d’autant plus accentuées que le maestro marque ostensiblement les arrêts dans le développement étendu qui suit « Lebens trunk’ne Welt ». Lequel annonce le déchirement final si connu : « Die liebe Erde allüberall ». Harmonieux, fluide mais toujours très expressif dans la vivacité et la densité des sons, le trafic orchestral nous permet de repérer et d’apprécier le professionnalisme radieux, épanoui de chaque pupitre.

Malheureusement, les prestations des deux interprètes ne rendent pas complètement justice à la qualité de la performance musicale. Pour cette « prise de rôle », le ténor Michael Spyres multiplie à l’envi des forte d’une redoutable vaillance mais ceux-ci demeurent le plus souvent techniques, désincarnés : il semble par surcroît prisonnier d’une ligne de chant qui le cantonne dans un timbre monolithe, sans couleur même si, circonstances peut-être atténuantes, il aura sans doute préféré à la consistance émotionnelle, la projection vocale exigée par l’immensité d’une salle comble. La voix de la mezzo-soprano d’origine écossaise Karen Cargill pâtit, quant à elle, d’un vibrato prononcé avec des effets parfois néfastes sur sa diction — des syllabes sont même avalées — et qu’elle tente de corriger par des arrondis vocaux. Certains graves, nous regrettons de devoir l’écrire, manquent parfois d’élégance.

Saluons et remercions encore une fois la Wiener Symphoniker, « cœur battant de la métropole viennoise », qui célèbrera en 2025 son 125e anniversaire.

Jean-Luc Vannier
Wien, le 8 octobre 2023
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bouquetin

Dimanche 12 Novembre, 2023 0:22