musicologie

Monaco, le 20 décembre 2023, Jean-Luc Vannier —— Jean-Luc Vannier.

The Phantom of the Opera à Monte-Carlo : sensationnel !

The Phantom of the Opera. Photographie © Opéra de Monte-Carlo. Lorsque la poésie nous le présente, le grand criminel, affirme Sigmund Freud en 1914, force notre intérêt par ce narcissisme conséquent qu’il sait montrer en tenant à distance de son moi tout ce qui le diminuerait. Avocat-reporter-romancier, Gaston Leroux (1868-1927) en sait quelque chose : pour arrondir ses fins de mois, il fréquente les tribunaux, couvre les procès de grands criminels et en rédige des comptes rendus pour des quotidiens. Les lecteurs sont fascinés. Encouragé par le succès de son premier roman « Le mystère de la chambre jaune » (1908), il publie, deux années plus tard « Le Fantôme de l’Opéra » où l’investigation policière cède souvent le pas au fantastique. Une histoire aux multiples origines et où les faits avérés nourrissent, rumeur publique aidant, toutes sortes de spéculations sur la « face cachée » du Palais Garnier : plusieurs incendies de l’opéra Le Peletier, puis de l’Opéra-Comique, une danseuse mortellement brûlée, une légende sur l’amoureux de cette dernière défiguré puis disparu. Les choses sont parfois plus prosaïques : Gaston Leroux s’est aussi inspiré du roman « Trilby » de George du Maurier (1834-1896) lequel met en scène un étrange musicien Svengali, personnage lui-même repoussant et effrayant pour la jeune Trilby mais qu’il va, sous hypnose, doter d’une voix admirable de diva.

Nous comprenons mieux les raisons qui poussèrent le compositeur britannique Andrew Lloyd Webber (1948- ), déjà célèbre pour son spectacle Cats au début des années 80, à s’emparer de cette œuvre, revue par le librettiste Charles Hart (1961- ), pour en créer au Her Majesty’sTheater de Londres en septembre 1986, une comédie musicale à succès : joué dans le monde entier devant plus de 145 millions de spectateurs, The Phantom of the Opera a reçu plus de 70 récompenses majeures, dont 7 Tonys et 4 Oliver Awards. À Broadway, son ultime et 13 981e représentation – 1,4 milliard de dollars de recettes, 20 millions de spectateurs – a été donnée en avril 2023 après 35 ans à l’affiche. Cecilia Bartoli, Directrice générale de l’opéra de Monte-Carlo, a bien saisi toutes les potentialités dramaturgiques, elles-mêmes accentuées par quelques intermèdes comiques, et scénographiques de cette œuvre : un fantôme à l’opéra de Monte-Carlo ! Et a décidé, en présentant samedi 16 décembre salle Garnier une production entièrement nouvelle de cette pièce coproduite avec Temple Live Entertainment Ltd et Broadway Italia SRL, d’en faire l’événement à sensations de sa saison lyrique 2023-2024.

The Phantom of the Opera. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Il suffit de jeter un coup d’œil au programme pour constater le fait qu’il ne s’agit pas d’une mince affaire : des listes impressionnantes de noms – des équipes de productions à celles des concepteurs et autres techniciens de scènes – occupent plus d’une dizaine de pages sans compter celles dédiées aux maîtres d’œuvre et à la distribution. La curiosité d’aller jeter un coup d’œil dans la fosse avant le lever de rideau le confirme : d’inhabituels appareillages et autres équipements techniques réduisent l’espace destiné à la quinzaine de musiciens. La mise en scène signée Federico Bellone s’annonçait donc spectaculaire. Et elle le fut : succession ininterrompue de décors, superpositions de plateaux, exploitation maximale des éclairages (Valerio Tiberi), sans oublier une éblouissante cascade d’effets spéciaux (Paolo Carta) dont certains firent tressaillir le public monégasque ! L’orchestration est évidemment celle d’une comédie musicale : d’amples envolées lyriques pour les duos entre Christine et Raoul, un leitmotiv sous forme d’un accord sombre pour chaque surgissement intempestif du fantôme et quelques attachantes mélodies collectives, bien agencées, à l’exemple de « Masquerade ». Dans ce rythme effréné de tableaux, de chorégraphies (Troupe/Ensemble de Marc Biocca) et d’effets scéniques, la direction musicale de Julio Awad réussit à tout faire tenir ensemble sans cesser d’être énergique et méticuleuse. Un exploit !

Saluons sans réserve l’impressionnant professionnalisme d’une distribution qui sait à la fois – et avec talent – chanter, jouer et danser ce qui n’est pas le moindre des atouts de cette production : en témoignent l’excellente prestation, très incarnée vocalement, de Ramin Karimloo, certes un habitué du rôle du Phantom, mais aussi la fraîcheur juvénile d’Amelia Milo, soprano italo-américaine dont la voix claire et les aigus éclatants conviennent parfaitement au rôle de Christine. Impossible de ne pas féliciter non plus le très convaincant Vinny Coyle dans le personnage de Raoul, Vicomte de Chagny, l’inénarrable interprétation de la diva rabrouée Carlotta Guidicelli par la soprano Anna Corvino, et les truculents Earl Carpenter (Monsieur André) et Ian Mowat (Monsieur Firmin) en directeurs d’un théâtre lyrique parisien et dont le livret se plaît à égratigner quelques traits de caractère bien français. « Perfide Albion » aurait dit Clémenceau !

The Phantom of the Opera. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

The Phantom of the Opera offre néanmoins plusieurs niveaux de lecture. Au-delà de la romance entre Raoul et Christine qui multiplie les effusions de bons sentiments, l’œuvre aborde en clair-obscur la triangulation amoureuse entre The Phantom, Christine et Raoul : outre les tergiversations de celle-ci entre fidélité jurée au Vicomte et son désir inconscient de soumission à son « ange de musique », le long baiser langoureux de la jeune diva au Fantôme en fin de l’acte II semble « libérer »  ce dernier de ses obsessions morbides et désamorcer le charme dont Christine était prisonnière. Peut-être un clin d’œil à l’issue heureuse de « La Belle et la Bête ». Si la trame questionne aussi l’acceptation de la différence, elle pointe surtout la résistance humaine à identifier et à reconnaître la part psychique la plus enténébrée de nous-même : The Phantom n’invite-t-il pas Christine à rompre avec la musique habituelle et à entendre « the power of the music of the night » ? Sans parler des mystérieuses altérations subies par la voix de la soprano – une référence directe au roman cité de George du Maurier – dont un colloque de 2018 « Voix transfigurées : troubles, ruptures et travestissements » avait fait le thème central de ses travaux.

Au-delà de ce fabuleux spectacle ovationné à Monte-Carlo, The Phantom of the Opera satisfait la pulsion voyeuriste du public, toujours avide de « pénétrer » les coulisses d’un théâtre, d’en découvrir les rouages les plus secrets, de spéculer sur les intrigues humaines les plus sournoises. Les nombreuses adaptations cinématographiques du roman de Gaston Leroux, tout comme la fascination pour cet édifice parisien, présent dans de nombreux films, le prouvent : c’est lorsque le rideau tombe que tout commence !

Monaco, le 20 décembre 2023
Jean-Luc Vannier
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bouquetin

Mercredi 20 Décembre, 2023 23:51