musicologie
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Paul Landormy : Brahms

LANDORMY PAUL, Brahms. «  Les maîtres de la musique », Librairie Félix Alcan, Paris 1921 (seconde édition)

La vie ; L'homme ; L'œuvre

L'ŒUVRE
LA MUSIQUE DE PIANO
ET LA MUSIQUE DE CHAMBRE

Les premières œuvres de Brahms sont écrites pour le piano. C'est tout naturel : il était pianiste et songeait à la carrière de virtuose.

Les seules sonates pour le piano que Brahms ait jamais composées portent les numéros d'œuvres 1, 2 et 5. C'est une indication à retenir. Il n'y faut voir que des essais de jeunesse. D'autres compositeurs, il est vrai, Schubert, Schumann par exemple, ont débuté par des chefs-d'œuvre. Il n'en est point ainsi de Brahms qui a tâtonné avant de trouver sa voie et son style personnel.

Ces trois sonates sont fortinégalesdans leurs diverses parties. Si certains morceaux révèlent déjà quelques-unes des meilleures qualités de Brahms, d'autres au contraire ne sont que d'un bon écolier, qui sait son métier et imite avec une application touchante mais stérile les modèles qu'il a sous les yeux.

Cependant dès ces premières œuvres on s'aperçoit que Brahms ne s'en tiendra en ce qui concerne la sonate, ni à la conception de Mozart ou de Beethoven, ni à celle de Schubert ou de Schumann.

Dans la sonate, Brahms va introduire l'esprit du lied [note : « Brahms me disait, raconte Dietrich, que toutes les fois qu'il voulait composer, il songeait à quelque lied populaire, et qu'alors les mélodies se présentaient d'elles-mêmes. »] et son romantisme, comme l'avaient déjà fait Schubert et Schumann, mais avec cette différence que ces deux musiciens, tout en conservant de la méthode classique quelques-uns de ses procédés, n'en pénétraient plus l'esprit, tandis que Brahms au contraire en a merveilleusement saisi le principe fécond. Ni Schubert ni Schumann n'ont su développer ni construire : ce fut un des plus remarquables talents de Brahms. Ce talent, il ne l'acquit pas seulement au contact de Mozart et de Beethoven. J.-S. Bach fut un de ses auteurs préférés, et c'est de lui qu'il tient ce sens si affiné de la polyphonie [note : C'est à J.-S. Bach également que Brahms emprunte ces eilets spéciaux au jeu de l'orgue si fréquents dans son œuvre de piano. Hans de Bülow disait : « Lorsque Bach composait pour le clavier, il pensait toujours à l'orgue, Beethoven songeait à l'orchestre, Brahms aux deux à la fois ]

Les sonates de Brahms, au moins dans ce qu'elles ont de plus parfait et de plus personnel, vont donc présenter un double caractère : d'une part les thèmes, inspirés de la chanson populaire, seront très simples, seront naïfs, presque toujours tendrement mélancoliques, comme l'est d'ordinaire le lied allemand ; d'autre part l'architecture des œuvres auxquelles ces thèmes donnent lieu sera extrêmement savante et subtile. De celte opposition entre la matière et la forme des sonates de Brahms, — et d'une façon plus générale, de ses plus remarquables compositions instrumentales, — résultera leur saveur particulière, leur véritable originalité.

La Sonate op. 1 en ut majeur débute par un thème dont on a remarqué l'analogie avec la première idée de l'Allégro initial dans la sonate op. 106 de Beethoven :

 

Analogie purement extérieure du reste. Le motif de Brahms n'a ni l'éclat, ni l'ardeur passionnée de celui de Beethoven : il sonne creux. Remarquons ici une première fois la difficulté qu'éprouve Brahms à trouver les premiers thèmes de ses mouvements vifs, les thèmes rythmiques, les thèmes masculins. Il fait effort pour être grand, emporté, fougueux. L'effort se sent presque toujours. Il lui arrive de manquer le but, d'être pompeux et déclamatoire.

Brahms a plus de bonheur dans l'invention des seconds thèmes, des thèmes mélodiques, féminins, qui conviennent mieux à sa nature tendre. Là, il est dans son élément, tout près du lied populaire.

Et c'est pourquoi il réussira souvent les morceaux intermédiaires d'une sonate beaucoup mieux que le morceau initial et que le final. Un andante se passe facilement de thèmes rythmiques, et à la fougue endiablée des Scherzos beethovéniens, Brahms substituera fréquemment le badinage alangui et encore sentimental de quelque ronde populaire, d'une valse, d'un ländler où l'intérêt mélodique est loin de le céder à l'importance du rythme.

Nous considérons Brahms en ce moment à ses débuts. Plus tard, lorsqu'il sera devenu plus habile, il réussira bien des fois à masquer cette faiblesse de ses thèmes rythmiques dans le premier allegro et dans le final. Au besoin, il choisira comme premier thème d'une sonate un thème féminin, un thème purement mélodique, quitte à prendre comme second thème une autre phrase mélodique un peu plus mouvementée. Ce procédé n'ira pas sans quelque monotonie, et c'est une des raisons pour lesquelles certaines de ses œuvres, même parmi les plus belles, laisseront une impression de grisaille un peu morose.

Dans la première sonate pour piano, l'Allégro du début n'offre pas grand intérêt. L' Andante retient davantage l'attention. Ce sont des variations très simples, sur un vieux lied populaire allemand dont l'auteur a soin d'indiquer les paroles en même temps que la musique : quatre variations, — autant qu'il y a de strophes dans le poème, — plus une coda, d'un enveloppement plein de charme.

Le Scherzo n'a rien de saillant dans sa partie rythmique, mais le Trio présente un spécimen déjà très caractérisé de la mélodie de Brahms, et l'harmonie de la cinquième mesure vaut une signature de l'auteur :

Comme Finale, un rondeau dont le refrain est tiré par déformation rythmique du premier thème de l'Allégro du début.

La deuxième Sonate, op. 2, est, en réalité, antérieure à la première et ne la vaut certainement pas. Ici encore nous trouvons un Andante varié sur un vieux lied du comte Toggenburg : « Mir ist leide, dass der Winter beide, Wald und auch die Heide, hat gemachet kahl » [ note : . « J'ai de la peine à voir comme l'hiver a dénudé la forêt et la lande. »]. Remarquons aussi une intention « cyclique » : le thème de l'Andanle devient celui du Scherzo.

Cette dernière intention devient prédominante dans la troisième Sonate, op. 5, œuvre très intéressante, sinon toujours pour la valeur des idées, au moins pour les procédés de construction.

Elle se compose de cinq morceaux.

Le premier est un Allegro maesloso en fa mineur.

Un seul motif engendre tous les éléments successifs du développement. Ce motif est présenté isolément dans les premières mesures, comme une sorte de courte introduction :

Il donne bientôt naissance au thème A :

Puis il reparaît sous uneforme élargie :

Et il  donne  lieu eiilin à la conclusion  suivante :

Plus tard, au cours du développement proprement dit, il s'épanouira encore en une grande phrase mélodique :

Le second morceau de la sonate est un Andante qui porte en épigraphe ces vers de Sternau :

    Der Abend dammert, das Mondlicht scheint,
    Da sind zwei Herzen in Liebe vereint
    Und halten sieh selig umfangen

[ Note : « Le soir tombe, la lune paraît. Il y a là deux cœurs réunis dans l'amour, qui délicieusement se tiennent embrassé».]

L'esprit du lied intervient et inspire Brahms assez heureusement. Mais l'habileté du  savant architecte ne perd pas ses droits, et l'on remarquera l'ingéniosité des variations tirées du second thème. Il se présente, tout d'abord sous cette forme :

Il devient ensuite :

Il apparaît encore sous cet autre aspect :

Et il amène le thème, B,comme une nouvelle émanation de lui-mème :

Le troisième morceau est un Scherzo sans grande originalité dont le premier thème rappelle, comme notes, un motif du Trio en ut mineur de Mendelssohn, et comme rythme, mainte phrase de Schumann.

Brahms :

Mendelssohn :
 

Entre le Scherzo et le Finale, Brahms introduit un Intermezzo avec ce sous-titre : Rückblick (Souvenir). C'est une sorte de marche funèbre dont le thème est tiré de la première idée de l'Andante.

L'intention est claire. La relation musicale des thèmes fait ressortir le contraste poétique des sentiments exprimés. Au nocturne d'amour que fut l'Andante, à la fantaisie animée du Scherzo, s'oppose maintenant la douleur poignante d'une scène funèbre : les deux cœurs tout à l'heure unis sont maintenant séparés.

Le Finale de la sonate est un rondeau à trois refrains dans les teintes sombrement passionnées, avec quelques éclaircies. Les trois couplets sont tirés du même thème, dont les transformations sont assez curieuses à noter :

Et sur ce dessin, issu du thème et d'abord exposé à découvert, vient se placer ensuite le thème lui-même sous sa deuxième forme, mais dans le ton primitif :

Il n'était point inutile, on le voit, d'insister au point de vue de la forme sur la troisième sonate pour piano de Brahms. Dans l'histoire du genre, elle constitue un chaînon important qui relie les dernières sonates de Beethoven aux compositions cycliques de César Franck et de son école.

Sous l'influence de Liszt et de son entourage, Brahms continuera quelque temps encore de s'orienter dans cette direction. Mais il n'en viendra jamais à l'emploi tout à fait systématique du procédé cyclique, et même il l'abandonnera de plus en plus pour revenir en arrière à la conception traditionnelle de la sonate ou de la symphonie comme d'une succession de morceaux reliés uniquement, au point de vue musical, par les rapports de tonalité et non par la commune origine des thèmes.

Après les trois sonates pour le piano, Brahms n'écrivit plus pour cet instrument que des morceaux de fantaisie et des variations.

Les six séries de Variations op. 9, 21 (n° 1 et 2), 23 (pour piano à 4 mains), 24 et 35, nous montrent tout le parti que Brahms avait tiré de l'étude des œuvres de la troisième manière de Beethoven. De son temps, nul artiste ne semble avoir pénétré à ce point les secrets de la technique que révèlent la IXe symphonie, les dernières sonates et les derniers quatuors. Dès ses premières tentatives, Brahms pratique avec adresse et sûreté les procédés de la « grande variation ». Si l'on parcourt ses Variations sur un thème original, op. 21, n° 1, par exemple, on s'aperçoit que dans la première variation il ne reste pas une note de la mélodie qu'il s'agit de varier. Le rapport entre le thème et cette première variation est purement harmonique. D'ailleurs aucune mélodie précise ne se dégage de cette première variation; ce n'est encore qu'une sorte d'atmosphère d'où va se dégager une mélodie nouvelle, celle de la seconde variation. Rien dans tout cela qui ressemble aux anciennes broderies autour du motif initial dont l'invention constituait avant Beethoven presque tout l'art de varier.

Les plus justement célèbres parmi les variations de Brahms sont celles qu'il a composées sur un thème de Haendel. Elles portent le numéro d'œuvre 24 et datent de 1862. On y remarquera la variété des effets obtenus avec des moyens assez restreints, l'auteur s'étant imposé la tâche de conserver à l'ensemble de l'œuvre une unité de style en parfait accord avec le caractère général de la musique de Haendel.                  '

La même science que nous admirons dans les Variations de Brahms pour piano se rétrouve, mieux cachée sous l'apparence d'une plus grande liberté, dans ses Ballades, Rhapsodies, Fantaisies, Caprices, Intermezzi dont les recueils portent les numéros d'œuvres, 10, 16, 19, 116, 111, 118,119. Il y a dans toute cette musique un souvenir évident de l'art de Schumann. Mais elle offre moins de variété. Les rythmes légers, rapides ou incisifs y manquent. Et puis les pièces de Brahms ne sont jamais comme telle page du Carnaval ou telle Scène d'enfants de petits tableaux descriptifs. L'auteur se laisse aller le plus souvent à de vagues rêveries sans objet. Il serait impossible de donner à de telles compositions des titres tels que : l'Auberge, le Voyageur, Dans la Forêt, Pierrot, Arlequin. Une seule fois, pour le premier Intermezzo de l'op. 111, nous trouvons au-dessus de la musique l'indication du texte d'un lied écossais : « Dors doucement, mon enfant, dors doucement ! Cela me fait tant de peine de te voir pleurer ! » Du reste Brahms était de l'avis de Hanslick : il estimait que la musique était incapable d'éveiller des représentations précises et il jugeait dangereux ou tout au moins inutile de détourner l'attention des auditeurs du contenu purement musical d'une œuvre en l'intéressant à un « programme » littéraire ou en sollicitant son imagination par l'attrait d'un titre poétique. Bien entendu, Brahms était victime d'une illusion naturelle à tous les créateurs quand il étendait à toute musique les caractères de celle qu'il était né pour composer.

Parmi ces recueils de pièces pour piano, nous signalerons tout particulièrement l'op. 79, qui contient la fameuse Rhapsodie en si mineur, et l'op. 118 dont toutes les pages sont à citer : d'abord l' Intermezzo du début douloureusement passionné, secoué de pénibles ressauts, et retombant chaque fois lourdement jusqu'à l'acceptation finale de l'impuissance ; puis le deuxième Intermezzo en la majeur d'une tendresse exquise : on y remarquera l'écriture, spéciale à Brahms, de la main gauche, souvent chargée dans le grave de dessins qui la rendent un peu compacte, mais qui lui donnent aussi dans les passages de douceur une plénitude particulièrement enveloppante. Vient ensuite la Ballade en sol mineur dont l'énergie et l'entrain n'affaiblissent pas le caractère mystérieux : c'est le récit de belles histoires « des pays lointains ». A la Ballade succède un Intermezzo en fa mineur frémissant d'émotion. Puis c'est la délicieuse Romance en fa majeur, d'un sentiment si contemplatif, avec son divertissement champêtre en majeur où s'obstine un si curieux sol dièse. Enfin un Intermezzo en mi bémol mineur clôt cette série de pièces sur une impression de pénétrante et presque tragique mélancolie.

Ce qui fait la perfection de ce recueil, c'est que Brahms n'y a point cherché à forcer sa nature. Il est resté exactement dans les limites de son inspiration la plus spontanée. Du calme, des rêves, de la tendresse, quelques mouvements passionnés sans force suffisante pour se maintenir longtemps. Peu de volonté, peu d'action. Pas de grands cris, ni de grands gestes. Tout est discret, réservé, et s'exprime en musique par les teintes effacées et souvent par les tons mineurs.

Nous ne pouvons abandonner le domaine des œuvres de Brahms pour le piano sans dire un mot des Danses hongroises qu'il arrangea pour le piano a quatre mains et qui contribuèrent tant à répandre sa réputation. Le premier cahier date de 1869 et le second, — que Hans de Bùlow préférait de beaucoup au premier, — de 1880. L' Allgemeine Musikzeitung donna en 1874 les titres des originaux et les noms des auteurs pour les danses du premier recueil. Mais, pour la foule, le nom seul de Brahms est resté attaché à l'œuvre [note : L'édition n'a jamais porté aucune mention qui indiquât nettement que Brahms ne fut pas le véritable auteur des Danses.]  Son « arrangement » est du reste de premier ordre à tous les points de vue. Brahms a su trouver des combinaisons pianistiques d'une sonorité toute nouvelle et il a merveilleusement mis en valeur l'esprit de la musique tzigane avec sa crudité, sa sauvagerie, son ardeur frénétique, sa féline douceur et sa furie sensuelle.

Joignons enfin aux œuvres de Brahms pour le piano ses peu nombreuses compositions pour l'orgue, notamment les Onze Préludes de chorals qu'il écrivit en mai et juin 1896 à Ischl, sans doute sous l'impression de la mort toute récente de son amie vénérée Clara Schumann. Ces préludes nous révèlent un Brahms occupé de pensées graves et sans doute de sombres pressentiments, et qui, pour s'exprimer, emploie tout naturellement et avec une singulière aisance la langue de Bach. On remarquera tout particulièrement le charmant prélude n° 4 pour le choral: « Herzlich thut mich erfreuen die liebe Sommerzeit. » [note :  « La chère saison d'été me réjouit dans le fond du cœur. »] Le premier membre de phrase de la mélodie est présenté d'abord enveloppé dans une figuration à une seule partie, puis il est repris en polyphonie et cet échange de présentations se poursuit pour les autres fragments du thème jusqu'à la fin de son exposé.

Le prélude n° 11 pour le choral : « O Welt, ich muss dich lassen » [ note : « O monde, il faut que je te quitte. »] est la dernière composition de Brahms, son « adieu au monde ». Le choral commence simplement et largement à cinq parties, « forte ma dolce ». Chaque membre de phrase se conclut par un double écho avec des variantes harmoniques toujours nouvelles, et le prélude s'achève dans le sentiment de la paix bienheureuse à laquelle le Maître aspirait.

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De bonne heure Brahms avait cessé d'écrire des sonates pour piano seul. Il préféra joindre au piano un instrument récitant. C'est ainsi que nous avons de lui deux sonates pour violoncelle et piano, trois sonates pour violon et piano, deux sonates pour clarinette et piano.

Les Sonates pour violoncelle comptent parmi les moins réussies de Brahms. Déjà par elle-même la combinaison du violoncelle et du piano est ingrate. Il est impossible de faire sans cesse chanter le violoncelle dans l'aigu : il en résulterait une impression très fatigante. Mais, d'autre part, dès que le violoncelle joue dans le médium ou dans le grave, il ne sonne plus, à côté du piano, que d'une façon très sourde ; il manque de mordant ; parfois même sa sonorité est complètement absorbée par celle de l'autre instrument. Le meilleur moyen de tourner la difficulté consisterait peut-être à écrite des œuvres de demi-teinte, dans lesquelles le piano serait traité avec la plus extrême discrétion. Malheureusement Brahms a eu le tort de composer ses deux sonates pour violoncelle dans un tout autre esprit : ce sont des œuvres fougueuses, passionnées, dans lesquelles le piano écrase trop souvent le timbre voilé du violoncelle, et elles-réclament du violoncelle lui-même une intensité, une vigueur d'expression dont, dans certains registres, il est tout à fait incapable.

La première Sonate pour violoncelle, op. 38 (1866) débute par un Allegro non troppo en mi mineur dont les idées sont assez banales. Suit un menuet sans grand relief. Pour terminer, une fugue ! Brahms retombe dans l'erreur déjà commise par Beethoven. C'est folie d'associer le   violoncelle  au piano  dans la complication polyphonique des parties d'une fugue. L'attaque si nette, si claquante du piano rendra nécessairement indistinct et quelquefois rigoureusement impossible à percevoir le jeu par nature lourd et gris du violoncelle.

La seconde Sonate pour violoncelle, op. 99 (1887) témoigne d'un art plus achevé que la première. Mais c'est là du Brahms gauche et tourmenté, à l'envol pénible, qui tout de même n'atteint ni à la grandeur, ni à la puissance vers lesquelles il tend. De la rhétorique, de l'enflure, du pathos, et peu de vraie passion.

Les deux premières Sonates pour violon font avec les sonates pour violoncelle un contraste frappant. Cette fois, c'est de la musique intime, tendre, confidentielle, sans éclat et sans force, mais d'une fraîcheur délicieuse. C'est du Brahms simple, naturel et tout à fait original [ note : Bien que l'auteur se soit souvenu ici delà dixième sonate piano et violon de Beethoven, op. 96, qu'il aimait tant à jouer.] Dans toute l'œuvre instrumentale de Brahms, rien ne vaut ces deux sonates : ce sont deux chefs-d'œuvre incomparables.

La première Sonate pour violon [ note : C'est en réalité la quatrième. La première, qui date de 1850 environ, s'est perdue. La deuxième et la troisième furent détruites par le  compositeur lui-même,  qui n'en était pas satisfait.] op. 18  (1880) en sol majeur est tout entière construite sur le thème d'un lied pour ténor, le Regenlied, la « Chanson de la pluie » dont l'accompagnement imite le bruit des petites gouttes d'eau qui tapotent les vitres ou les toits :

Nous retrouvons ici, exceptionnellement, la tendance au « cyclisme » que nous avons déjà indiquée dans les premières œuvres de Brahms, la tendance qu'il semble avoir abandonnée par la suite.

Le thème du Regenlied ne sera exposé que dans le final. Mais, par développement de son motif rythmique initial, il engendre déjà la première idée du premier morceau :

Et, d'autre part, on peut considérer la courbe caractéristique de la première phrase de l'Adagio :

comme une inversion de celle du Regenlied.

L'œuvre est donc dominée entièrement par l'influence de ce thème générateur. Et comme ce thème est celui d'un lied, nulle part ailleurs dans la musique instrumentale de Brahms « l'esprit du lied » ne se manifestera plus que dans cette première sonate pour violon.

Si maintenant nous entrons davantage dans l'analyse de l'œuvre, nous remarquons qu'elle débute par un Vivace ma non troppo à 6/4 dont le premier thème, cité plus haut, offre un caractère rythmique nettement accusé par la répétition de la même formule Nous avons dit précédemment qu'en ce qui concerne les rythmes, Brahms se montrait d'ordinaire médiocrement inventif. Cette remarque s'applique surtout aux rythmes énergiques, fortement accentués. Si Brahms a cette fois plus de bonheur, c'est qu'il n'a point cherché la force, la puissance du rythme. Pour donner à la sonate une parfaite unité, il a désiré la maintenir d'un bout à l'autre dans le mouvement tranquille et les couleurs effacées du Regenlied. Il lui fallait pour son début un thème rythmique, mais d'un rythme un peu ahandonné, un peu indécis, ne marquant ni grandeur ni puissance et s'harmonisent avec les impressions subtiles de son âme mélancolique. Il fut admirablement inspiré, parce qu'il s'exprimait tout entier dans cet élan sans passion, dans cette velléité d'action qui se résout bien vite en une rêverie désabusée. La phrase ne se continue pas en effet rythmique-ment comme elle a commencé, mais, après quelques ondulations capricieuses, elle s'échappe et glisse, fluide, inconsistante, devient une sorte de vapeur harmonique vaguement agitée encore du souvenir du rythme initial, qui se trouve curieusement repris dans une imprévue superposition d'un 3/2 au 12/8 de l'accompagnement et au 6/4 du début toujours sous-entendu :

La phrase s'achève enfin par un retour aux éléments rythmiques du début.

Ce commencement de la première sonate pour violon est tout à fait caractéristique de la manière, de la bonne manière de Brahms. Personne n'adonné comme lui l'impression de l'impondérable et des évanouissements de la conscience dans les pays merveilleux du rêve par ces jeux subtils de rythmes contrariés, syncopés, superposés, dont aucun ne s'installe définitivement.

Le second thème du premier morceau :

n'a pas la valeur du premier. Il débute surtout fâcheusement, « con anima », avec cette sorte de fausse générositéqui nous choque si souventdans les phrases de Mendelssohn. Mais il finit mieux qu'il n'a commencé. Et il s'enchaîne à un retour délicieux du premier motif (rythmique) sur des harmonies vacillantes qui nous conduisent au ton de la dominante. Il semble que 1'« exposition », un peu courte, soit  terminée. Il n'en est rien. Peut-être devons-nous reprocher à Brahms un plan tonal qui manque  un peu  de netteté. Car voici toute une conclusion qui s'échafaude maintenant sur des transformations du second thème, dont l'une charmante [ note : Cest, si l'on veut, un troisième thème]

Mais nous ne savons plus où nous allons. Nous croyons être entrés déjà dans le développement, et quand revient le thème du début en sol majeur, nous avons inévitablement l'impression d'une « réexposition ». Nous sommes encore trompés, car c'est une fausse reprise, et c'est justement là que le développement commence.

Le développement est extrêmement ingénieux «t varié ; il est toujours vivant. Mais, ici encore, il nous semble que Brahms n'a pas su conduire ses modulations de telle sorte qu'au dernier retour du thème principal dans la tonalité du début nous ayons l'impression de quelque chose de désiré, d'attendu. Le compositeur s'est maintenu dans un voisinage trop immédiat du ton de sol majeur. Ce reproche sur lequel nous insistons un peu longuement à propos de la première sonate pour violon, Brahms le mérite assez souvent et c'est encore une des raisons qui font la grande monotonie de quelques-uns de ses ouvrages. Nous n'y reviendrons plus.

Oublions ces critiques : car lorsqu'il s'agit de la première sonate de violon, la valeur exceptionnelle de l'inspiration emporte tout, et les défauts de forme, s'il y en a, n'apparaissent guère.

L' Adagio débute par cette grande phrase en mi bémol à 2/4 dont nous avons cité plus haut la première mesure. C'est du plus pur Brahms. Elle donne comme un souvenir des voix du cor dans la forêt, — ces voix qui ont été une véritable obsession pour les musiciens romantiques d'Allemagne, et pour Brahms en particulier. — Elle est langoureusement soulevée de sanglots syncopés, effet cher à Brahms. Et elle s'accompagne d'arpèges dans le grave du piano : encore une des particularités du style de notre auteur. La mélodie principale de l' Adagio sera remarquablement mise en valeur par l'opposition d'une sorte de marche funèbre qui amène une tendre plainte du violon [ note : Notons que l'indication più andante adjointe à ce passage signifie plus allant. Notons aussi qu'il importe beaucoup de marquer, dans l'exécution, la différence entre les croches suivies d'un quart de soupir et les croches pointées.]

Le final est un Allegro molto moderato, que l'on ne joue pas toujours assez modéré, ce qui enlève entièrement son caractère au Regenlied. La « Chanson de la pluie » n'est pas ici littéralement reproduite puis variée, comme Schubert a fait pour le Voyageur, la Truite, et pour la Jeune fille et la mort. Brahms s'est montré plus habile artiste en tirant du thème d'un lied des développements véritablement dignes d'une sonate. Signalons seulement la façon dont s'achève ce troisième morceau en quatre mesures admirables qui résument de façon poignante la mélancolie des adieux, le charme du regret et tout ce qui peut se cacher de douleur contenue dans une souriante résignation.

Hanslick n'aurait pas voulu que cette sonate fût jouée dans les concerts : « Il y a là, disait-il, des sentiments trop fins, trop vrais et trop brûlants, une trop immédiate intimité du cœur pour le public ».

La deuxième Sonate pour violon, op. 100 (1887) en la majeur est la digne sœur de la sonate en sol majeur. Elle lui ressemble à bien des égards. Elle fut composée en 1886 au bord du lac de Thoune. Les Allemands l'ont surnommée « Thuner-Sonate ». C'est encore de la musique douce, tendre, et calme, d'une « céleste sérénité ». C'est toujours la même paix du cœur, cette fois aussi peu voilée que possible de mélancolie.

La sonate op. 100 est très courte : l'exécution n'en dure qu'un quart d'heure, et la forme en est des plus simples.

Dans l' Allegro amabile du début l'exposé du deuxième thème succède sans transition à celui du premier. Vient ensuite un développement assez bref; puis la réexposition, sans introduction d'éléments nouveaux, enfin la coda, tout cela très ingénieux mais très sobre.

On remarquera que la première mesure du premier thème reproduit textuellement le commencement du « Preislied » des Maîtres chanteurs :

La ressemblance s'arrête là, et la phrase de Brahms n'en conserve pas moins sa physionomie originale :

Cette phrase est purement mélodique. Nous avons déjà remarqué que Brahms se passe volontiers de thèmes rythmiques dans les mouvements vifs de ses œuvres de musique de chambre. Quand il suit ainsi son instinct, il est généralement bien mieux inspiré que lorsqu'il veut à tout prix trouver des rythmes forts et incisifs.

Le second thème est encore mélodique :

mais plus  mouvementé,  et  il   se  termine   par quelques accents rythmiques assez marqués :

Brahms n'en demande pas plus. Il trouvera là les éléments nécessaires pour fournir son développement de quelques passages où l'intérêt du rythme l'emportera sur celui de la mélodie, diversion nécessaire au milieu de phrases perpétuellement chantantes.

L'exposé redoublé du second thème s'achèvera même dans une sorte de fanfare, du reste vite apaisée :

qui donnera lieu plus tard à ce délicieux développement dans les teintes douces et tendres :

Celui qui a écrit ces lignes évidemment était heureux, — du moins au moment où il les écrivait.

Le morceau qui forme le milieu de la sonate est d'une construction aussi simple que l'Allegro du début : une phrase calme et contemplative ( Andanie tranquillo) répétée trois fois, et, avant chaque reprise, une sorte de très court Scherzo (Vivace), une danse lointaine qui semble répandre de la joie sur le paysage où révèle poète, sans cependant interrompre sa rêverie. II faut se garder de mettre au premier plan cette danse, en l'exécutant avec trop de force et d'insistance. Elle y perderait tout son prix Elle ne vaut que par la légèreté de son rythme et la fluidité de son contour mélodique.

L' Allegretto grazioso qui sert de final à la sonate confirme les impressions de tranquille bonheur, de paix morale et physique que nous avait laissées l'Allegro du début. Rien de grand, de sublime en ces pages. Tout y est d'une beauté modérée, mais parfaite.

Les deux sonates en sol majeur et en la majeur op. 78 et op. 100 sont dédaignées par certains virtuoses du violon. L'un d'eux, à qui l'on demandait pourquoi il ne les exécutait jamais en public, répondit d'un ton méprisant : « C'est toujours écrit à la première position ! » De fait, ces sonates ne renferment aucune acrobatie, et elles se meuvent dans le registre moyen du violon sans faire appel à aucun extravagant démanché. Il serait sans doute impossible de les jouer entièrement à la « première position ». Mais enfin on comprend ce que signifie la boutade que nous rapportons. Bien des violonistes ne trouvent pas dans ces sonates d'occasions suffisantes pour briller.

C'est pourquoi ils préfèrent généralement la Sonate en ré mineur op. 108, dont il serait injuste de nier la valeur, mais qui pourtant nous semble bien inférieure aux précédentes. Elle peut plaire davantage au premier abord par ses qualités extérieures : elle a plus de mouvement, plus de vie, plus d'éclat, on serait tenté de dire plus de chaleur. Mais, à la mieux considérer, elle ne donne point, comme ses devancières, l'impression d'une entière sincérité. L'auteur ne s'y montre pointa nu, dans l'intimité de son cœur et de son caractère. Il prend une attitude pour le public, et la qualité de ses thèmes s'en ressent.

Si la première idée du premier morceau est encore de l'excellent Brahms :

cependant elle s'entache de gaucherie et de lourdeur dans son exposé, et ces défauts deviennent tout à fait choquants dans l'énoncé de la seconde idée :

Le thème de l'adagio :

est ce qu'on appelle une « belle phrase » de violon, facile à faire chanter sur l'instrument, mais dépourvue de toute émotion. Ce n'est même plus du Mendelssohn : c'est du Max Bruch.

Le Scherzo est charmant. Mais le final, si bruyant, est insupportable et l'imitation de Mendelssohn y est sensible à toutes les lignes, depuis le tourbillon à 6/8 du début, jusqu'au second thème en valeurs égales, genre choral. Là, il ne reste plus rien de l'art délicat qui faisait l'attrait des sonates en sol et en la. Brahms parle un langage qui n'est plus le sien : il tombe dans la grandiloquence, dans le vide.

Outre les sonates de violon que nous venons d'analyser, nous possédons de Brahms une pièce pour violon et piano, éditée par la « Brahms Gesellschaft», qui faisait partie d'une sonate écrite en collaboration avec Robert Schumann et Albert Dietrich, et dédiée en 1853 à Joachim à l'occasion d'une de ses visites à Dusseldorf. Le morceau en question n'offre rien de très remarquable. Les deux autres mouvements, conformément au vœu de Joachim, sont demeurés manuscrits.

II nous reste enfin, pour avoir épuisé toute la série des sonates de Brahms, à dire quelques mots des, deux Sonates pour clarinette et piano.

La combinaison de ces deux instruments n'est pas particulièrement heureuse. La clarinette s'isole difficilement de l'orchestre ; il lui faut tout au moins l'enveloppement de la sonorité chaude du quatuor à cordes. A côté du piano, elle « sort » toujours trop. Son timbre, qui ne se fond point avec celui de l'autre instrument, paraît sec et plat.

Brahms fut amené à écrire ces deux sonates après avoir fait, lors de ses multiples séjours à Meiningen, la connaissance du fameux clarinettiste Mühlfeld. Il se fit jouer, par ce remarquable virtuose, toutes sortes de morceaux et d'études pour se mieux mettre au courant de la technique de l'instrument et l'idée lui vint d'employer la clarinette dans sa musique de chambre, tomme l'avait déjà fait Beethoven. C'est ainsi qu'il donna successivement le Trio en la mineur op. 114 (1892) pour piano, clarinette et violoncelle, le Quintette op. 115 pour clarinette et quatuor à cordes, et les deux Sonates pour clarinette et piano op. 120.

Ces deux sonates sont   surtout intéressantes pour qui considère le parti que Brahms a su tirer d'un instrument dont il connaissait à fond toutes les ressources. Mais au point de vue purement musical, ce sont des œuvres tristes, traînantes, un peu mornes.

La première est peut-être la plus attrayante des deux. Elle débute par un Allegro appassionato en fa mineur, douloureusement agité. La jolie phrase désabusée de l' Andante un poco Adagio sonne malheureusement trop cru à la clarinette. Puis vient une sorte de valse lente ( allegretto grazioso) très caractéristique dans sa langueur un peu lourde. Le final ( Vivace) est une charmante fête au village où la clarinette est tout à fait à sa place: on sait en effet quel rôle elle jouait autrefois dans les réjouissances des paysans allemands.

La deuxième sonate pour clarinette est assez singulièrement construite. Après un Allegro amabile d'une grâce un peu maniérée vient un Appassionato ma non troppo allegro à la place du mouvement bant que l'on attendrait, et l'œuvre se termine par un Andante con moto agréablement varié, mais qui nous laisse sous l'impression de l'inachevé. Cette suite de trois morceaux ne forme pas un ensemble équilibré.

Dès qu'il eut terminé ses sonates pour piano op. 1, 2 et 5, Brahms voulut s'essayer dans des compositions où il fit appel aux ressources de plusieurs instruments réunis. Il écrivit tout d'abord son Trio en si majeur op. 8, pour piano, violon et violoncelle.

C'est une œuvre tout à fait attachante, pleine de vie, de jeunesse, et qui nous dévoile certains traits du caractère de Brahms que nous ne retrouverons point très fréquemment exprimés dans ses autres ouvrages.

Il en existe deux versions. La première date de 1839. Plus tard Brahms se laissa persuader par Hanslick que, sous sa forme première, le Trio en si mineur renfermait « des crudités harmoniques » et que l'architecture de l'œuvre laissait à désirer. Il voulut remédiera des défauts qui lui avaient été sans doute signalés avec insistance par son ami le grand critique. Il remania son Trio en 1891, et en donna une nouvelle édition très différente de la première.

Considérons d'abord le Trio op. 8 en son premier état. Il débute par un thème d'allure populaire, un thème franchement joyeux, comme il en vient si rarement sous la plume de Brahms, un thème qui, sans lui ressembler en rien, rappellerait par la simplicité mélodique, la largeur et l'entrain l' Hymne à la Joie de Beethoven.

Cette première idée prend de plus en plus d'ampleur, et finit, d'une façon évasive, après plusieurs répétitions d'une même formule :

qui transformée rythmiquement devient :

puis

et fournit la transition au second thème, issu lui-même de l'union d'un nouvel aspect rythmique du motif X à la cellule initiale du thème A :

Ici Brahms songe peut-être encore au Beethoven de la IXe symphonie. Ce second thème est en effet une sorte de récitatif instrumental, présenté d'abord dans le grave du piano, imitant les violoncelles et les contrebasses de l'orchestre, et cela fait penser à l'introduction du final dans la symphonie avec chœurs.

Le second thème se termine par un membre de phrase additionnel :

qui évoque tout d'un coup la figure de Bach, et servira plus loin de sujet de fugue.

Le second thème est ensuite repris en canon par le violon et le violoncelle et amène un rappel du premier thème en mi majeur dans les teintes très douces et dans le caractère d'un badinage champêtre. Puis tout s'éteint progressivement et l'exposition se termine mystérieusement sur l'harmonie de sol dièse mineur.

Il y a dans ce début une opposition d'effets très divers. Après la joie, la clarté, l'énergie du premier thème, la tristesse, les couleurs sombres, désespérées, du second et puis l'austérité scolastique de sa conclusion ; ensuite un bout de divertissement pastoral, et tout retombe dans le silence. Il y a du romantisme certainement dans ce rapprochement d'impressions presque disparates. Il y a aussi de l'inexpérience. Mais il y a beaucoup de jeunesse, de fraîcheur d'imagination, et c'est un grand charme.

Le développement commence. Il devient vite très compliqué, et prend de vastes proportions. Brahms use de toutes les ressources de sa jeune science. Il prend pour modèles les grandes architectures beethovéniennes, peut-être le fameux Trio à l'Archiduc. Cette musique est un peu trop touffue : mais elle n'est pas ennuyeuse. On sent la vie, la fougue, la hardiesse sous toutes ces subtilités. Un moment, la lumière revient ; le thème principal est repris tout au long. Puis le développement repart et prend cette fois la forme d'une fugue que clôt une péroraison majestueuse tirée du premier thème élargi. Cette conclusion sonne un peu comme un final d'orgue ; elle est éclatante, accablante de sonorité. Ce n'est plus de la musique de chambre, mais qu'importe ? La phrase de début appelait, par son caractère même, cette dernière présentation. Tout ce qu'on peut dire c'est que l'idée initiale convenait  peut-être mieux à une symphonie qu'à un trio. La première idée du Scherzo est encore tirée du thème A. C'est un seherzo mineur, comme Brahms en écrira tant :

Le rythme est ici très vif [ note : Encore une fois le souvenir de Beethoven et du Trio à l'Archiduc nous revient à l'esprit]. Brahms préférera bien souvent des mouvements moins rapides, mais il se transporte déjà dans le domaine du rêve où il se maintiendra si volontiers toutes les fois qu'il s'agira d'écrire la pièce légère d'une composition en forme de sonate. Le « trio », majeur, plus lent et un peu alangui, souffre malheureusement pour des oreilles françaises de sa fortuite parenté avec une piteuse mélodie du Si j'étais roi d'Adam :

Le caractère « cyclique » de l'œuvre s'accuse avec l' Adagio dont le premier thème est évidemment formé de la 2° et de la 3° mesure du thème A jointes au motif X :

L'esprit beethovénien plane sur cette sereine méditation. Elle est bientôt interrompue, dès le début de la quatrième mesure, et alors s'établit un dialogue entre le piano d'une part,(le violon et le violoncelle de l'autre. Le piano expose par fragments le thème E, et à cette phrase d'une gravité religieuse s'oppose la tendre plainte, morcelée par membres symétriques, du violon et du violoncelle:

C'est un procédé analogue à celui qu'emploiera Richard Wagner au début du premier acte des Maîtres Chanteurs, quand à l'orgue et au chœur de l'église Sainte-Catherine répond dans l'orchestre un quatuor à cordes solo disant l'amour naissant de Walther pour Éva. Mais dans l'œuvre de Brahms la différence de caractère entre le chant du piano et le chant des cordes n'est pas tout à fait aussi accusée, si bien qu'à la fin les voix  du violon et du violoncelle pourront se fondre avec celle du piano et, au lieu de continuer à lui donner la réplique, termineront avec lui sa large cantilène.

A cette première page de l'Adagio succède une phrase plus mouvementée, en mi majeur, dont les premières notes ne sont qu'une citation textuelle empruntée au beau lied de Schubert : « Das Meer ergliinzte weit hinaus ».

Puis la première page est reprise avec quelques variantes dans les harmonies et une broderie accompagnant au piano le duo du violon et du violoncelle.

Le morceau n'est pas terminé. Il a la forme d'un lied à cinq compartiments. Mais Brahms a rompu ici la monotonie du mouvement lent en introduisant comme quatrième partie un allegro. Nous sommes préparés à ce changement de mouvement par la rapidité relative de la broderie dont le piano vient d'orner le thème F, et c'est justement de ce thème que la quatrième partie va nous donner un commentaire inattendu. Nous ne l'entendrons point en entier, mais ses premières notes serviront de matière à un développement d'ordre surtout harmonique et rythmique, d'une variété d'effets, d'une souplesse et d'une grâce qui ont ici, — chose étrange — comme un parfum de France. Puis, très ingénieusement, un rappel du thème de Schubert nous ramènera aux impressions du début, au thème E, résumé en huit mesures et s achevant dans un mystère plein de tendresse et de naïveté.

Cet adagio, écrit par Brahms à l'âge de vingt-cinq ans, est déjà d'un maître.

Nous n'insisterons pas sur le Finale, morceau bien venu, et dont le second thème, confié d'abord au violoncelle, est particulièrement remarquable. Nous regretterons que Brahms y ait renoncé à ses intentions « cycliques ». Le final n'y perd rien sans doute de sa valeur intrinsèque, mais si l'auteur avait poursuivi son premier dessein, s'il avait construit le dernier morceau, comme les trois premiers, avec des éléments déjà présentés dans l'allégro du début, il aurait donné à son œuvre plus de puissance en même temps que plus d'unité et l'on s'étonne qu'après avoir posé de si fécondes prémisses, il n'ait pas su en tirer la forte conclusion qu'elles impliquaient.

Ce Trio a ses défauts. Mais il étaitbien imprudent de chercher à les corriger. On ne refait pas une œuvre de jeunesse; on produit de nouvelles œuvres. Brahms eut grand tort d'écouter

les conseils de Hanslick : l'édition de 1891 est loin de valoir celle de 1859.

Voici les principales différences :

Dans l' Allegro initial, le début seul est conservé. Un second thème nouveau remplace celui de la première édition. Le développement est plus court et plus simple. La conclusion n'a plus son caractère grandiose ; elle se fait par un long diminuendo suivi de quelques mesures seulement crescendo et fortissimo. Le premier morceau ainsi transformé perd son équilibre ; car le thème principal réclame une péroraison éclatante qui manque ici.

Aucun changement dans le Scherzo.

Dans l' Adagio, Brahms atténue quelques rudesses d'écriture aux parties de violon et de violoncelle (17°, 20°, 21°, 22°, 23°, 24° mesures). Par un scrupule intempestif, il renonce à la citation de Schubert, et introduit un nouveau thème, se privant ainsi de tout l'admirable développement et de la délicieuse rentrée qui, dans la première version, amenaient la conclusion.

Dans le Finale, le chant de violoncelle qui servait de second thème a disparu ; il est remplacé par une lourde phrase de piano en majeur.

Il est bien   regrettable   que  le  Trio  en   si majeur soit si rarement exécuté d'après la première édition [note : Augener, éditeur, à Londres]. Les interprètes de Brahms, qui prendront la peine de comparer les deux textes, n'hésiteront pas à fairr leur choix. La seconde version, plus correcte, plus harmonieuse dans ses formes, a laissé échapper le meilleur du contenu musical de la première : ce n'est plus qu'une œuvre honnête, mais banale.

Dans la suite de sa vie, Brahms revint assez souvent à cette forme du Trio qui l'avait si heureusement inspiré une première fois.

Le Trio pour piano, violon et cor, op. 40 a été écrit en 1862. II ne fut édité qu'en 1868. C'est un ouvrage très admiré par certains critiques allemands. M. Heinrich Reimann le considère comme particulièrement original et « moderne ». II note la construction curieuse du premier mouvement. (C'est un Andante en forme de lied à cinq compartiments.) Il insiste sur la « sublime poésie » de l' Adagio meslo, « cette plainte saisissante sur le néant, de la vie humaine ». Le joyeux air de chasse du final « avec ses énergiques, ses pathétiques accents, » l'enthousiasme.

Peut-être ne saisissons-nous pas la pensée de Brahms : mais nous avouons être très peu séduit par le Trio op. 40. Sans parler du Scherzo, qu'on nous abandonnera sans doute facilement, tellement il est dépourvu d'intérêt, le reste de l'œuvre nous paraît lamentablement traînant, sans vie, sans émotion non plus; ou du moins l'émotion y prend le caractère d'une tristesse tellement morne, d'un accablement si désespéré que la musique qui exprime cette inertie de l'âme tend elle-même à l'immobilité du néant, et à l'inexpression.

Le Trio pour piano violon et violoncelle op. 87 (1883) en ut majeur, est encore un ouvrage peu réussi et, cette fois, de l'aveu même des critiques d'ordinaire les plus favorables à Brahms.

Par contre le Trio op. 101 (1887) en ut mineur, pour les mêmes instruments, est généralement considéré comme le meilleur trio de Brahms. Ce ne sera point tout à fait notre avis. Il nous semble qu'ici, comme souvent ailleurs, l'auteur manque de naturel dans l'expression de sentiments violents, fougueux et passionnés. De plus, il y a quelque chose de choquant dans la succession de ces deux mouvements vifs, tous deux en ut mineur, par lesquels débute le trio. Il faut avouer que le troisième morceau, Andante grazioso, est charmant. C'est une de ces pièces de demi-caractère où excelle Brahms : de la tendresse, de la grâce et un peu de mélancolie ; les instruments à cordes et le piano se répondent par courts membres de phrases rythmés à 7 temps, puis à 5 ou à 3 ; c'est en même temps tout à fait original. Mais, avec le final, nous voilà de nouveau dans le noir, dans le drame, dans l'orage, et cette tempête déchaînée a des éclats bien factices.

Avec le Trio pour piano, clarinette et violoncelle en la mineur, op. 114 (1892), nous nous retrouvons enfin en présence d'une œuvre de valeur, œuvre sérieuse, austère même par endroits, d'une émotion discrète, mais qui n'en pénètre pas moins, et d'une remarquable eurythmie. Le timbre noble, poétique, élégiaque, de la clarinette a inspiré à Brahms des idées musicales de nature à traduire les sentiments dont justement il est le plus capable. l' Adagio notamment est une page de premier ordre. Un caractère peut atteindre à la grandeur par la sérénité de son détachement, de sa résignation, aussi bien que par les élans tumultueux de la passion. Brahms l'a bien prouvé cette fois.

Pages 108-132

Pages 132-187

 

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Vendredi 22 Juin, 2018