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Alban Berg : L'impuissance musicale de la « nouvelle esthétique » de Hans Pfitzner (1920)

En 1920, le compositeur Hans Pfitzner (1869-1949) publie Die Neue Ästhetik der musikalischen Impotenz — Eins Verwesungsymptom ? ( La nouvelle esthétique de l'impotence musicale : un symptôme de décomposition ?). Ce livre ramasse les idées du temps sur la « dégradation de l'art allemand » sous les coups de l'atonalisme (bolchévique !) et du jazz (américain). C'est à ce livre, et contre le jugement irrationnel en musique, que Berg se propose de répondre dans les « Musikblätters des Anbruchs » de juin-juillet 1920.

Nous avons repris ici la traduction d'Henri Pousseur, publiée dans ALBAN BERG, Écrits [Introduction, présentation et notes par Dominique Jameux]. « Musique / passé / présent », Christian Bourgois, 1985 [Henri Pousseur, Gisela Tillier & Dennis Colins, trad., 215 p.,], p. 80-92.

Mais en présence d'une mélodie comme celle-ci, on perd complètement pied. L'on peut reconnaître sa valeur, on ne saurait la. démontrer. Pour faire à son sujet l'accord des opinions, l'intelligence ne sera d'aucun secours; on est sensible à son charme ou on ne l'est pas. Nul argument n'est capable de convertir celui qui refuse d'être ravi par elle, et il n'y a rien à dire à quiconque l'attaque, sinon la lui jouer et s'écrier : « Comme c'est beau! » Ce qu'elle exprime est d'une évidence aussi profonde, d'une clarté aussi mystique que la vérité elle-même !

Quelle ne fut point ma déception (en même temps que celle d'un grand nombre d'autres musiciens), lorsque je pus constater que la renommée du compositeur Pfitzner ne l'empêchait pas de confier au papier des affirmations de ce genre! Elles sont d'autant plus ahurissantes que le livre dont elles sont extraites regorge d'une écrasante érudition, qu'il touche à tous les domaines du savoir humain et révèle chez son auteur une opinion précise et définitive en philosophie tout comme en politique, en histoire ou en théorie raciale, en esthétique, en morale, en journalisme, en littérature et j'en passe! Sur le seul plan où le savoir nous serait justement indispensable, sur le plan musical, son secours nous est catégoriquement refusé, sans autre forme de procès. Le point de vue de l'auteur ayant été érigé en principe, toute possibilité de discrimination entre ce qui est valable et ce qui ne, l'est pas se trouve supprimée a priori.

Certes, l'on nous dit encore :  

Je m'adresse à la très faible minorité d'amateurs qui a su préserver et qui veut préserver encore son sens inné pour la Beauté d'une Mélodie. Ce sens-là, voici plusieurs dizaines d'années qu'on tente, avec un succès toujours croissant, de nous l'extirper !

Pourtant, les rares amateurs en question (au nombre desquels j'ai l'audace de me compter moi-même) ne bénéficieront pas de la moindre observation susceptible d'éclairer, de renforcer un peu leur fameux « sens inné », il ne leur sera pas accordé une seule parole tenant compte de son existence. On se contentera de leur adresser l'appel allemand que voici :

Nous donc, qui n'avons pas perdu ce sens-là, enthousiasmons nous hardiment !

Pour ma part j'abandonne volontiers cet enthousiasme à la grande majorité de gens à qui il n'est pas nécessaire d'extirper tout d'abord « le sens inné pour la Beauté d'une Mélodie ». Avec les quelques personnes qui surent se préserver de cette amputation, j'adopterai à l'égard de la musique une attitude sinon plus digne, du moins plus objective. Il me semble d'ailleurs que la minorité à laquelle s'adresse Pfitzner pourrait bien n'être pas tellement faible, car malgré son grand courage il se contente de lui proposer un cas dont est absent tout problème, voire toute difficulté. Il ne nous propose pas l'un des multiples exemples mélodiques que l'on pourrait extraire du répertoire symphonique, de toute la musique de chambre classique ou de quelque autre chef-d'œuvre, et qu'il aurait choisi pour n'être pas une monnaie trop courante. C'est le numéro sept des Scènes d'Enfants de Schumann, c'est la célèbre Rêverie qu'il a retenu pour nous. Chacun sait que cette œuvre a joui, dès le vivant de son auteur, d'un succès indiscuté et qu'elle ne fut jamais depuis lors l'objet de quelque « attaque » particulièrement virulente.

L'éloge que Pfitzner a l'audace de décerner aux Scènes d'Enfants est donc bien superflu et ne témoigne d'aucun courage exceptionnel :

Chacune des pièces de cet opus constitue un petit tableau poétique et musical d'une très fine séduction, d'une originalité des plus personnelles.

Mais poursuivons notre lecture :

... Qui oserait contester, après être remonté aux Sources de l'Expression musicale, que cette Rêverie, par la qualité de sa ligne mélodique, fait figure d'exception parmi les autres pièces ? Ce ne sera certes pas nous si l'on veut bien reconnaître que cette pièce unique se distingue par des qualités exceptionnelles sur tous les plans ! Mais Pfitzner, dès la page suivante, nous assure qu'« elle ne fait pas réellement partie des Scènes d'Enfants ». Pourtant, avant de parler de ses qualités mélodiques proprement dites je voudrais faire remarquer que la Rêverie se distingue en tout premier lieu par sa situation centrale dans la structure symétrique du recueil ! Parmi les treize morceaux, elle occupe la septième place. S'il est vrai qu'elle constitue une exception, ce n'est pas du tout parce qu'elle se séparerait du reste de l'œuvre, mais bien plutôt parce qu'elle le domine entièrement. Cette importante fonction ne peut être passée sous silence que si l'on a commencé par refuser à l'intelligence toute vertu démonstrative. Montrons-nous, pour notre part, plus perspicaces ! Avant de le laisser accaparer par une quelconque minorité, demandons à notre « sens inné pour la beauté d'une mélodie », et avec lui au sens tonal qu'il implique, de nous fournir plus qu'un enthousiasme aveugle. Nous remarquerons que la Rêverie se distingue d'abord par sa tonalité. Elle est la première pièce des Scènes d'Enfants à faire usage d'une armature à bémols, et elle partage cette qualité caractéristique exclusivement avec la pièce suivante, Au foyer, avec laquelle elle offre d'ailleurs plus d'un point commun. Mais Pfitzner ne veut rien savoir de ces choses. Dans le cas particulier de la Rêverie comme dans celui de la musique en général, il ne s'agit pour lui de rien de moins que des « Sources » mêmes de « l'Expression musicale ».

Pour qui n'a pas trouvé celles-ci, poursuit-il, la Rêverie n'est qu'un petit Lied où sont employées la tonique, la dominante, la sous-dominante et les tonalités voisines. Le matériau musical ne recèle rien d'inhabituel : pas d'innovations harmoniques, pas de raffinement rythmique; tout ce qu'on peut dire de cette mélodie, c'est qu'elle expose un accord parfait ascendant, distribué pour piano à deux mains.

Remarquons que ces paroles ne s'adressent point à des profanes, mais à des personnes suffisamment instruites pour savoir distinguer les composantes d'une œuvre musicale. Ces paroles les convaincront une fois pour toutes de l'inutilité de leur instruction ! Si elles ne connaissent pas les Sources de l'Expression musicale, cette instruction ne leur servira de rien. Si elles les connaissent, elle leur sera également superflue. Car il est de notoriété publique qu'« en présence d'une mélodie comme celleci, on perd complètement pied ». Soit dit en passant, notre mélodie se verra encore honorée d'attributions aussi dithyrambiques que « belle et géniale » ou « authentiquement   inspirée ». Mais l'on ne nous donnera aucune preuve de sa beauté, de sa génialité et de son authentique inspiration. L'on nous dira seulement que « vouloir l'expliquer ne serait qu'une entreprise de dilettante ». Car « lorsque nous nous trouvons en présence d'une chose incompréhensible, qui se moque de nos explications, nous ne pouvons qu'abandonner l'enchaînement rigoureux des idées, mettre bas les armes de la raison et nous constituer prisonniers volontaires et inconditionnels de l'affectivité. Devant une inspiration musicale aussi authentique, l'on ne peut rien faire d'autre que s'écrier : « Comme c'est beau ! » Toute tentative de s'en approcher par d'autres voies, toute question relevant du domaine du « pourquoi » ne peuvent que minimiser l'impression qui s'en dégage, offenser l'apparition des Esprits, détruire le Souffle du Poème [1] »

Dans le cas présent, Pfitzner évite sans difficulté ces trois dangers graves. Il s'imagine avoir fait, avec les quelques rudiments théoriques cités plus haut, une place amplement suffisante aux exigences d'explicitation musicale.

Pourtant la phrase qui suit — « Mais pour nous qui savons, quel miracle d'inspiration il y a là ! » —  pourrait nous rendre quelque espoir. Ne sont-ce point là les paroles de quelqu'un qui sait plutôt que d'un simple « enthousiaste de l'affectivité » ? Le secret de la Rêverie va-t-il nous être révélé ? Il nous faut à nouveau déchanter ! Les phrases suivantes dénient une fois de plus toute valeur au savoir : « Dans ce morceau, qui s'identifie à sa mélodie, la forme et l'inspiration coïncident presque totalement. Si quelqu'un voit en lui autre chose qu'une pure clarté. que pourrons-nous lui dire ? Absolument rien! »

Admettons-le ! Mais à quiconque entend clairement cette mélodie, il doit bien y avoir quelque chose à dire de sa qualité, ne fût-ce que lui citer un exemple négatif, un toc quelconque qui ne serait pas, lui, d'une clarté absolue. S'il était vrai que les arguments sentimentaux sont seuls à avoir cours ici, chacun pourrait, à l'égal de Pfitzner, nourrir un « enthousiasme » ... « infini », pour quelque mélodie qu'il aurait trouvée « belle », « géniale », voire « authentiquement inspirée ». Qu'on lise donc les citations reproduites ci-dessus en remplaçant le nom de Schumann par celui de Hildach [2], Rêverie par Printemps. A-t-on souscrit à la reddition «volontaire et inconditionnelle à l'affectivité » ? Devant un défenseur de Hildach aussi courageusement enthousiaste, l'on ne peut plus qu'« abandonner l'enchaînement rigoureux des idées », et « mettre bas les armes de la raison » !

Il ne peut en être ainsi ! Il est possible, j'en suis certain, d'avoir sur la beauté d'une mélodie des idées suffisamment probantes pour « ouvrir la compréhension » à tout « sens mélodique » éveillé. Bien sûr, ce devront être des idées de nature musicale, et non seulement des expressions sentimentales subjectives et indémontrables, du type de celles que nous citons encore :

« Je puis mentionner la noblesse du style, l'originalité de la mélodie, ses caractères bien allemands de délicatesse et d'intimité, c'est comme si je n'avais rien dit : en présence de la musique, ces mots s'évanouissent ! » — C'est vrai. — «Même réunis, ils ne peuvent pas donner la plus faible idée de la valeur d'ensemble de la mélodie. » — C'est non moins exact. Pourtant, Pfitzner ne tente-t-il pas lui-même d'approcher, de décrire quelque peu la beauté du morceau ? Après avoir doctement insisté sur le fait qu'il s'agit d'une rêverie (eine Traümerei) et non, de grâce, d'une « Rêverie » [3], il décèle encore « un sentiment grave et recueilli, d'une finesse et d'une force d'âme égales, et profondément perdu en lui-même... L'on pense, poursuit-il, à tout ce que laisse pressentir le célèbre portrait de Schumann, où il est représenté la tête appuyée dans la main. L'on peut s'exclamer sans fin, l'on n'arrivera pas à pénétrer la magie de cette musique. Elle a sa source aux régions les plus profondes de l'âme. S'il nous arrivait d'oublier cette beauté, nous serions irrémédiablent. perdus ! Pour ma part, je commencerai à croire à ma propre perte, si je ne suis pas parvenu à cerner un être esthétique d'une manière plus précise que par ces comparaisons vagues. Tirées des domaines les plus imprévus, excepté du domaine strictement musical, elles sont le produit d'un enthousiasme plus euphorique que clairvoyant.

L'on m'objectera sans doute que l'on peut trouver cette manière de décrire la musique chez les Maîtres eux-mêmes, et que mes attaques, adressées à Pfitzner, atteignent également Schopenhauer, Wagner et Schumann. Sans m'attarder à la plus ou moins grande légitimité de ces descriptions — d'où qu'elles puissent venir, — sans tenter de préciser ce que l'on peut encore accepter aujourd'hui de cette méthode, il me sera facile de répondre que les descriptions sentimentales n'avaient cours que lorsqu'il fallait attirer l'attention du public sur la beauté d'une œuvre nouvelle. Le courage que cela supposait ne peut guère être comparé à l'audace requise de nos jours pour la défense de la Rêverie. Je le répète, celle-ci a charmé et enthousiasmé le monde musical tout entier depuis le jour de sa première audition. D'autre part, si ces considérations littéraires émanaient de la plume de quelque grand compositeur, elles n'occupaient le plus souvent qu'une place restreinte, à côté d'exposés proprement musicaux. Les Écrits sur la musique et les musiciens, de Schumann, constituent un exemple typique de cette façon de faire. Avant tout, l'on pouvait généralement lire une analyse exhaustive et particulièrement fidèle de l'œuvre dont il était question.

Au contraire, le livre de Pfitzner, débordant d'une prétentieuse érudition, est entièrement dépourvu de la seule science qui aurait pu conférer quelque autorité aux opinions de son auteur. Et lorsque cette science fait mine d'apparaître, en quelques rares endroits de l'ouvrage, c'est toujours sous un aspect nonchalant, insuffisant, voire erroné. Aussi le lecteur non prévenu se croirat-il mis en présence du livre d'un politicien, d'un philosophe ou de quelque savant en mal de feuilleton. Il ne soupçonnera pas un seul moment que son auteur est le célèbre compositeur Hans Pfitzner !

Comment celui-ci ose-t-il identifier avec le plus grand sérieux, la mélodie de la Réverie à un simple « accord parfait ascendant » ? Plutôt que dans le nombre de ses motifs, la beauté de cette mélodie ne réside-t-elle pas dans leur prégnance exceptionnelle, dans les rapports multiples qu'ils entretiennent entre eux et dans leur emploi prodigieusement varié ? Et ne sont-ce pas là les caractéristiques d'une mélodie véritablement belle ? Que celle-ci puisse être conçue comme un accord parfait ascendant est bien son moindre avantage ! Dans ce trait mélodique, inlassablement répété, n'est-ce pas avant tout la note mi, étrangère à l'accord de fa majeur, qui nous frappe et nous charme ? Il ne faut pas perdre de vue que tout ce premier membre de phrase constitue déjà une variation — et quelle variation ! — du premier intervalle de quarte. Celui-ci apparaîtra plusieurs fois encore, dans la petite phrase descendante qui suit (b, c, d) ; il se transformera, au gré des occasions harmoniques, en des intervalles toujours différents. La place m'étant comptée, je dois me contenter d'attirer l'attention du lecteur sur toutes les autres variantes mélodiques, principalement sur celles de la phrase descendante (x, y, z). Je m'attarderai seulement à sa dernière apparition. Pour la première fois, nous quittons la note la plus aiguë des quatre mesures en effectuant un saut de sixte. Le motif est employé dans sa forme renversée et comprend, outre ses intervalles conjoints habituels, le premier intervalle disjoint de ces différentes variantes. Il y a là, tant sur le plan mélodique que du point de vue de l'harmonie, une sorte de retour au point de départ, la réintégration d'un état originel, c'est-à-dire tout le contraire de ce que l'on nous dépeint comme étant « profondément perdu en lui-même [4] ». L'affirmation de Pfitzner, selon laquelle il dénie au rythme de cette mélodie nulle finesse ne témoigne pas, elle non plus, d'une grande clairvoyance. Le déplacement des accents sur des temps indifféremment forts ou faibles, déplacement qui s'opère tout au long de la pièce, n'apparaît-il pas à l'auditeur comme un raffinement fort sensible ? Il est dû à la figure ascendante (a), qui retarde chaque fois d'une noire la valeur du temps levé. Bien qu'il s'opère dès les deux premières mesures, ce déplacement semblera particulièrement remarquable à quiconque examine de ce point de vue les terminaisons respectives — médianes et finales — des différentes phrases de quatre mesures. Celles-ci s'achèvent :

en A (et en E), sur la deuxième noire ;

en B (après une double croche d'appoggiature), sur la troisième noire ;

en C, sur la quatrième noire ;

en D (qui n'est apparemment que la répétition conséquente de B, mais, encore que c'eût été possible du point de vue harmonique, ne se termine pas comme B), sur la quatrième noire ;

en F, enfin, sur la troisième noire, tout en se distinguant sensiblement de B par son rythme.

Ces quelques remarques descriptives ne donnent-elles pas déjà une idée plus juste de notre mélodie, ne nous aident-elles pas, mieux que les paroles dithyrambiques, mais parfaitement inutiles (sinon déformantes) de Pfitzner, à reconnaître ses qualités singulières? Veut-on mesurer l'insuffisance de la méthode analytique pratiquée par ce dernier, la misère dont serait frappée une mélodie conforme à ses définitions ? Il suffit pour cela de lire les quatre mesures que j'ai notées en passant au-dessus du texte original de Schumann. Les finesses mélodiques et rythmiques que nous avons découvertes dans celui-ci ont été systématiquement éliminées, le deuxième membre de phrase n'est plus, cette fois-ci, qu'« un accord parfait ascendant » et le second motif — dont Pfitzner n'a même pas cru devoir faire mention — a été simplifié à l'extrême. Seul le squelette harmonique de Schumann reste inchangé.

Mais lui non plus n'est pas fait d'une étoffe tellement ordinaire! Ici comme ailleurs, Pfitzner, en se contentant de signaler la présence des « tonique, dominante et sous-dominante », semble n'avoir pas remarqué les finesses multiples et inhabituelles de la matière harmonique. Pourtant, quelle originalité, une fois de plus! La structure interne de chacune des petites phrases est remarquable. Par exemple, dans les quatre premières mesures, les changements d'harmonie s'effectuent à des intervalles chronologiques dont la longueur décroît, puis croît progressivement (5/4 ; 3/4 ; 1/4 ; 2/4 ; 1/8 ; 1/8 ; 1/4 ; 3/4 ; 5/4 ; etc.). La fonction de chaque phrase dans la pièce entière n'est pas moins concertée. Nous retiendrons particulièrement l'aspect toujours renouvelé des sommets harmoniques respectifs. Ils peuvent être exprimés par la progression de dissonance que voici :

en G (et K), un accord parfait; en H, un accord de 7e ;

en I (et J), un accord de 9e mineure.

S'il s'agissait vraiment, comme le veut notre auteur, « d'un petit lied où ne sont employées que la tonique, la dominante et la sous-dominante », la deuxième reprise des huit premières mesures devrait automatiquement amener la répétition des mêmes événements harmoniques (G et H). Simplement, le deuxième membre de phrase de quatre mesures, au lieu de moduler à la dominante, devrait nous ramener à l'accord final de tonique. Cela pourrait s'effectuer par une simple transposition à la quarte supérieure. Au lieu de cela, au lieu de l'accord de septième de dominante du relatif mineur qu'il y avait en H, la réapparition de la tonique est préparée d'une manière originale du fait que surgit en cet ultime point culminant, soit en L, un accord de 9e majeure.

L'harmonie la plus forte a donc été réservée pour la fin. A partir de ce moment-là se dessine une cadence qui présentera - pour la première fois dans toute la pièce - par deux fois de suite la même tournure finale (c 2) harmonisée toutefois de deux manières différentes. On ne voit pas bien, en vérité, ce qu'il y a là de tellement habituel! Probablement, la spéculation théorique est restée étrangère à la conception de ce morceau, comme elle l'est en général à toute composition. Il n'en reste pas moins vrai qu'une terminaison semblable n'eût guère pu être inventée sans un minimum d'intention rationnelle, sans que l'inspiration ait cherché aide et assistance auprès du savoir musical.

Pour bien comprendre cette musique, il est non seulement utile, mais absolument indispensable de se faire d'elle une représentation théorique aussi précise aussi complète que possible. Certes, l'on ne devra pas procéder à la manière de Pfitzner, dont l'art de dresser un signalement musical rappelle un peu trop les conventionnelles « descriptions administratives de personnes », où rien n'est jamais jaugé qu'à la mesure du « normal » et de l'« ordinaire ». Pour quelque bureaucrate encroûté et dénué de scrupule, le célèbre portrait de Schumann, celui-là même où il est représenté la tête appuyée dans la main, ne pourrait donner lieu qu'à la remarque habituelle : « signes distinctifs : néant. » C'est exactement ce que fait Pfitzner à propos de la Rêverie. Et pour accentuer davantage la prétendue banalité, l'absence de tous signes distinctifs, soi-disant caractéristiques de cette composition, il la définit, avec une désinvolture extrême — mais entre guillemets — comme répartie « pour piano à deux mains ». Or il suffit d'un seul coup d'œil sur le texte pour s'apercevoir que l'on est ici — quelques mesures mises à part —en présence d'une très stricte écriture à quatre parties, définie comme telle par son style contrapunctique tout autant que par la tessiture des différentes voix. Je n'en veux pour preuve que le simple fait qu'elle pourrait être exécutée fort aisément par un quatuor à cordes, par un ensemble d'instruments à vent ou même par un chœur.

Bien sûr, elle est destinée au piano, et elle ne prend sa véritable signification qu'à cet instrument. Mais quelle différence profonde n'y a-t-il pas entre cette écriture et ce que l'on a coutume d'appeler une écriture « pour piano à deux mains » ! A cause de la distribution habituelle de la mélodie à l'une des deux mains et de l'accompagnement à l'autre, cette dernière notion implique presque automatiquement l'écriture homophonique. Les autres pièces des Scènes d'Enfants au lieu d'être, comme la Rêverie, les produits d'une technique rédactionnelle plus généralement valable, sont des exemples particulièrement distingués de ce qu'on appelle le « style de clavier ». Cette différence saute aux yeux dès la pièce suivante, Au foyer (voir l'exemple, 3° ligne). Cependant, sa spécificité pianistique sera encore surpassée par d'autres pièces du recueil, comme le numéro 10, Presque trop sérieux. D'entre ces treize « morceaux de caractère », c'est celuici qui mérite au plus juste titre la mention : « pour piano à deux mains ». Appliquée à la Rêverie, cette mention, non contente de ne rien nous livrer de son vrai sens, nous induit en erreur et défigure la pensée esthétique qui a présidé à sa composition.

L'insistante volonté de diminuer à nos yeux les pures qualités de cette mélodie ne vise à rien d'autre qu'à nous laisser croire que tout art en est absent. L'auteur croit y réussir au moyen de six lignes d'analyse en style télégraphique et de cinq fois plus de courageux dithyrambes. Si l'effet de cette musique n'est ni moins « beau » ni moins « compréhensible » que celui d'une musique plus complexe, plus richement construite, il lui sera facile d'en tirer les conclusions que voici (conclusions auxquelles tendent d'ailleurs tous les écrits polémiques de Pfitzner) : puisque les beautés traditionnelles ne peuvent être démontrées d'une manière théorique, c'est en vain que la musique moderne tentera de défendre et de justifier ses laideurs, à l'aide de la théorie ! Toutefois, l'on ne trouve pas, au cours de tout l'ouvrage, une seule idée claire sur la musique, une seule notion à même d'aider le lecteur à s'orienter parmi lesdites laideurs et à mieux les condamner. L'auteur se contentera de quelques affirmations autoritaires, imprimées en caractères gras : « on a toujours tenté de masquer l'impuissance musicale par des explications théoriques » ou encore : « aujourd'hui, la musique n'a plus besoin d'être belle et le compositeur ne doit plus avoir d'inspiration personnelle. » Pourtant, si l'on se place à un point de vue un peu intelligent, de tels propos s'avèrent tout aussi arbitraires que les affirmations suivant lesquelles la beauté classique pourrait aisément se passer d'analyse. Selon notre auteur, « un public vraiment loyal » n'a pas besoin d'un art aussi intellectuel, et quiconque prétend s'y intéresser se classe parmi « les snobs de la culture, ou d'une espèce encore plus épouvantable ». Ceux-ci, chacun le sait, « dévorent comme des chiens tout ce qu'ils rencontrent, engloutissent aujourd'hui Beethoven et demain Kandinsky ». Nous n'avons plus qu'à nous incliner sans discussion : la preuve suprême et irréfutable de l'existence d'un « symptôme de décomposition » vient de nous être fournie avec autorité.

A présent, j'aurais sans doute le devoir de réparer toutes les omissions volontaires du livre de Pfitzner. Il attaque la musique moderne sur tous les plans : sur le plan littéraire, sur le plan politique, sur le plan ethnologique et sur bien d'autres plans encore. Seul, le domaine de l'objectivité musicale est laissé constamment dans l'ombre. Il faudrait l'en tirer ! Il faudrait se demander ce qui reste, dans la musique nouvelle, des critères auxquels on reconnaissait jusqu'à aujourd'hui la qualité de toute musique : la mélodie, la richesse harmonique, la polyphonie, la perfection formelle, l'architecture, etc. ! Il faudrait arriver à prouver leur présence incontestable dans telle ou telle œuvre contemporaine aussi aisément que dans la Rêverie de Schumann ! La puissance de la musique moderne (puissance dont Pfitzner n'est pas arrivé — malgré tout son désir d'en profiter pour frapper ensuite, pour qualifier d'« impuissante » la musique d'aujourd'hui — à montrer la présence chez Beethoven ou chez Wagner) s'en trouverait sans doute consolidée aux yeux du lecteur.

Au lieu de choisir des exemples spécialement remarquables, je vais me laisser aller à un penchant tout à fait momentané et proposer à son examen deux phrases modernes d'allure très mélodique; Ach Knabe, du musst nicht traurig sein, extrait du Nocturne de la Sentinelle [5] de Mahler, et le second thème de la Symphonie de chambre de schoenberg

Les limites de cet article ne me permettent pas de m'y attarder comme je le voudrais. On peut toutefois me faire confiance : je suis sûr de pouvoir réussir la démonstration de « puissance » de ces deux fragments. Peut-être mes quelques propos sur la Rêverie de Schumann encourageront-ils déjà le lecteur à considérer les mélodies modernes d'une manière désormais plus approfondie. Ce n'est certes pas facile ! Il est beaucoup plus commode de tenter le procédé contraire, de faire une démonstration par l'absurde, c'est-à-dire d'appliquer la mesure d'exigence théorique à laquelle vient d'être soumise la Rêverie de Schumann (mesure dont je ne me départis jamais) à une quelconque mélodie, ainsi faite qu'elle tienne obstinément tête à tous mes « arguments », à mes « explications » les plus généralement valables, à toute tentative de démontrer théoriquement sa beauté.

Cette fois-ci, plutôt que de me laisser aller à un goût momentané, je choisis un exemple particulièrement remarquable : une mélodie composée en 1916, incontestablement moderne, que je ne puis, hélas, reproduire en entier et dont l'accompagnement (accord parfait ascendant distribué pour piano à deux mains!) sera réduit à son contenu harmonique dès la deuxième mesure [6].

Si l'on considère cette mélodie pendant un bref instant, si l'on consacre à tous ses aspects une attention aussi minutieuse que celle appliquée à la Rêverie de Schumann, on me pardonnera sans doute de ne pas me livrer, exceptionnellement, à une analyse musicale approfondie. Elle ne pourrait que « minimiser l'impression qui s'en dégage » et « offenser l'apparition des Esprits ». En effet, « en présence d'une mélodie comme celle-ci, on perd complètement pied. On peut reconnaître sa valeur, on ne saurait la démontrer. Pour faire à son propos l'accord des opinions, l'intelligence ne sera d'aucun secours; on est sensible à son charme ou on ne l'est pas. Nul argument n'est capable de convertir celui qui refuse d'être ravi par elle, et il n'y a rien à dire à quiconque l'attaque, sinon la lui jouer et s'écrier : « Comme c'est beau ! »

Qu'il en soit ainsi !

notes

1. Allusion au mot de Goethe : « Artiste, façonne, ne parle pas, que ton poème ne soit qu'un souffle ». (Note de Berg.) [retour au texte]

2. Eugen Hildach (1849-1924). Chanteur et compositeur établi dans plusieurs villes allemandes. L'art de Hildach ressortit à la musique de salon. II est notamment l'auteur d'un Lied, « Lenz » (Printemps), sur un texte de Felix Dahn. [retour au texte]

3. Le titre, en français dans le texte, est rappelé (malignement) par Berg, qui n'ignore pas la haine qu'éprouve Pfitzner pour la langue du pays récemment vainqueur. Au second degré, le morceau étant universellement connu sous son titre français, Berg peut feindre de s'étonner que Pfitzner, partant de la • célébrité » de cette page, ne la cite pas sous le titre qui marque cette célébrité. [retour au texte]

4. Certes, l'on rencontre chez Schumann des exemples qui répondent à ce signalement. Mais la Rêverie n'en est pas un. Pour ne pas quitter les Scènes d'Enfants je ne mentionnerai que le numéro 4, Enfant suppliant, qui se termine sur un accord de septième de dominante, et le numéro 12, qui, après un ritenuto et diminuendo de plusieurs mesures, va littéralement se perdre sur une sousdominante longuement soutenue. (Note de Berg.) [retour au texte]

5. Plus connu sous son titre allemand, « Der Schildwache Nachtlied », extrait du Knaben Wunderhorn. [retour au texte]

6. Extrait des Fünf Lieder, opus 26 de Hans Pfitzner (Note de Berg) « Nachts », sur un texte d'Eichendorff, opus 26, n° 2. [retour au texte]



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Jeudi 16 Mars, 2023