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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte. V. La musique instrumentale au temps de Mozart et de Haydn : a. Autriche.

La musique pour clavier de Joseph Haydn

La musique symphonique ; la musique de chambre ; la musique pour clavier ; la musique concertante.

Par « clavier », nous entendons ici clavecin, pianoforte et éventuellement clavicorde, à l'exclusion de l'orgue pour lequel — hormis des concertos — Haydn n'a rien composé, à moins d'y rattacher la trentaine de petites pièces écrites entre 1772 et 1793 pour un orgue mécanique du nom de Flötenuhr (« horloge à flûte »).

On a tellement fait de Haydn le champion du quatuor et de la symphonie que l'on a longtemps sous-estimé l'importance de sa production pour clavier, oubliant du même coup que, toute sa vie, le musicien a entretenu un commerce assidu avec les instruments à clavier : le clavecin a été le premier instrument qu'il ait appris ; il y acquit une réelle maîtrise, s'en servit beaucoup pour improviser, pour donner des concerts et surtout pour composer ; et la découverte des possibilités offertes par le pianoforte ne fit que développer son attachement à ce type d'instrument, comme en témoigne cette note teintée de tristesse retrouvée dans ses carnets où, lors de son dernier anniversaire, il dit avoir vendu son « beau pianoforte ».

Avec plus de cinquante sonates et une douzaine de pièces diverses, le catalogue pour clavier qu'il nous a laissé est impressionnant et couvre l'intégralité ou presque de sa carrière créatrice, de 1755 environ à 1795. Des œuvres conçues pour les amateurs à celles destinées aux connaisseurs, des pièces à vocation didactique aux grandes œuvres de concert, elles retracent l'évolution d'un compositeur fécond et aventureux, qui, loin de se contenter d'épouser les goûts et styles de son époque, s'est lancé à la conquète de nouveaux sommets, et les a atteints « dans la voie étroite, infiniment plus stimulante à son gré, de la discipline bellement consentie. La logique, la clarté, le refus du superflu fondent sa force ; ils ne l'empêchent pas d'exercer la seule vraie forme de liberté qu'il ait revendiquée : celle de divertir en composant. »7  

Les sonates ; Variations ; Divers.

Les sonates

Au même titre que ses quatuors et ses symphonies, les Sonates pour clavier de Haydn constituent un pan majeur de sa production. Non qu'il faille là encore lui attribuer la paternité du genre : il a tenu lui-même à dire tout ce qu'il devait en la matière à Carl Philipp Emanuel Bach, et ses sonates dénotent ici et là quelques autres influences comme celle de Domenico Scarlatti et surtout — du moins dans une première période — de certains de ses prédécesseurs viennois, Wagenseil notamment. Cependant, son apport en ce domaine est de la plus haute importance : il « a fait de la Sonate une forme aux ressources variées et infinies, capable de répondre à toutes les exigences d'une expression que le Romantisme naissant veut de plus en plus personnelle et véhémente. Les cadres créés par Haydn sont toujours vivants et neufs grâce à la merveilleuse spontanéité, à la liberté d'esprit, à la sagacité sans pareilles de l'auteur de la Création, pour qui jamais la forme ne fut quelque chose de préfabriqué, de figé, mais, bien au contraire, un moule souple et malléable au service de la pensée et de l'expression. »8

Bien sûr, la formidable maîtrise du compositeur s'est affirmée par étapes tout au long des quelque quarante années qui séparent la première et la dernière des sonates qui nous sont parvenues. Aussi les répartirons-nous ci-dessous en quatre grandes périodes distinctes, en les identifiant d'après le numéro qui leur est donné dans la classification la plus suivie aujourd'hui, celle établie par Christa Landon, mais en prenant soin de rappeler en regard la traditionnelle classification Hoboken (Hob....) qui est encore de mise dans de nombreuses sources.

Sonates composées avant 1765

Deux de ces dix-huit Sonates (les numéros 7et 8) sont frappées d'inauthenticité et quelques autres ne sont pas exemptes de soupçons. Elles se présentent en fait sous le nom de « divertimenti » (ou « partitas »), une appellation que Haydn utilisera d'ailleurs fréquemment jusque dans les années 1770. Traits communs de ces premiers essais : ils sont très  « clavecinistiques », s'adressent soit aux élèves du jeune maître, soit à un public d'amateurs, et, outre la présence de traits empruntés aux italiens, trahissent une forte influence de Wagenseil qui, aux environs de 1755, avait publié trois recueils de sonates.

Sonates nos 1 à 9

On a là des œuvres très brèves, généralement en trois mouvements vite expédiés, le plan le plus fréquent revenant à intercaler un menuet entre deux mouvements rapides. Autant dire que la forme sonate n'y trouve pas encore son compte, et on se prend parfois à regretter que le jeune musicien en soit resté au stade de l'ébauche car, à partir de la sonate no 4, apparaissent sous sa plume des traits et des idées qui révèlent déjà des dons peu ordinaires. Dans le lot, on serait tenté de distinguer la no 8 en la majeur (Hob XVI : 5), la plus développée des neuf avec son Allegro très scarlattien, mais son authenticité est parfois mise en doute…

Sonates nos 10 à 16

Sans doute avons-nous ici aussi des œuvres qui relèvent d'une époque où, comme il le dira plus tard, Haydn composait « avec zèle mais sans trop de fondement encore », mais le musicien y franchit nettement un seuil : la manière devient plus expressive, en partie par l'introduction plus fréquente de mouvements lents ; les développements se font parfois plus amples et la liberté plus grande. Certes, on reste encore sur sa faim avec les sonates no 10 (Hob XVI : 1), un peu « facile », et no 14 (Hob XVI : 3), passablement aride et décharnée. Mais, avec les sonates no 12 (Hob XVI : 12), no 15 (Hob XVI : 13) et no 16 (Hob XVI : 14), pourtant fidèles au plan en trois mouvements avec menuet central, l'intérêt monte déjà d'un cran du fait de l'apparition de tournures plus personnelles et grâce au brio des prestos conclusifs, si caractéristique du compositeur. Surtout, Haydn nous offre un premier chef-d'œuvre avec la sonate no 11 en si♭majeur (Hob XVI : 2). Qu'il lui ait donné le nom de Partita (et non de Divertimento) n'est sans doute pas anodin, car c'était indiquer par là qu'il la destinait aux connaisseurs, voire à son propre usage. On opterait volontiers pour cette dernière hypothèse tant on est frappé par le caractère de confidence intime de cette œuvre, loin de toute recherche de prouesses digitales, et par sa portée expressive qui culmine dans un Largo central en sol mineur superbement inspiré. Et, en parfait contraste avec cette œuvre toute d'intériorité, voici l'autre Partita de la série : la sonate no 13 en sol majeur (Hob XVI : 6). Dans son genre, nettement moins « policé », passablement « déjanté » même avec ses débordements baroques, cette vaste sonate en quatre mouvements est quant à elle un vrai petit chef-d'œuvre d'imagination et de fantaisie qui mériterait de figurer plus souvent dans les programmes de récital.