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Alain Kohler, septembre 2024

De quelques pianos autour de Jane Stirling, élève de Chopin

5. Le journal de Fanny Erskine ; Sommaire.

Le journal de Fanny Erskine

Le 1er décembre 1847 Fanny Erskine, âgée de 22 ans, arrive à Paris accompagnée de sa tante Mrs Mary Rich, avec comme intention principale de prendre des cours de chant avec Manuel Garcia. Elle écrira un journal jusqu’à son départ le 22 janvier 1848. Le nom de Katherine Erskine, une lointaine parente de Fanny, y apparaît dans presque chaque page. Elle décrit en particulier quatre rencontres avec Frédéric Chopin.

Fanny et sa tante sont invitées par M. et Mme Schwabe qui ont loué une partie de la maison meublée Valin, 67-69 avenue des Champs Élysées. Les Schwabe sont des industriels installés à Manchester et, selon Fanny, ont une belle culture musicale. Jane Stirling et sa sœur Katherine ne logent pas loin de là, au 12 bis rue Neuve-de-Berry.

Quelques faits marquants du journal1

Le 2 et le 3 décembre Fanny rencontre chez les Schwabe le pianiste norvégien Thomas Tellefsen, élève de Chopin.

Le 6 décembre a lieu la première rencontre de Fanny avec Chopin chez Katherine et Jane avec aussi Mary Rich. Chopin l’écoute chanter et lui promet de contacter Manuel Garcia.

Et puis il s'est assis pour essayer le nouvel Erard de Miss Jane S - et comment puis-je décrire son jeu - Quelque chose de si pur, céleste et délicat que je n'ai jamais entendu - et de si triste.

Les archives Erard à Paris mettent en évidence que Jane Stirling n’a jamais acheté un piano dans cette maison. En fait, Jane venait d’acquérir le beau piano à queue no 13283 chez Pleyel. Fanny, chanteuse amateure, s’est manifestement trompée sur la marque. Cela a dû être un immense plaisir pour Jane de voir Chopin essayer son nouveau piano et y jouer magnifiquement.

Grâce à l’appui rapide de Chopin, Fanny peut commencer le 11 décembre déjà les cours de chant chez Garcia.

Le 16 décembre a lieu la deuxième rencontre avec Chopin toujours chez Jane et Katherine. Chopin parle agréablement au dîner. Les Schwabe arrivent plus tard. Chopin joue du piano délicieusement.

On pourrait relever cette constance dans le journal de Fanny sur Chopin : « Oh ! si souffrant mais si aimable ».

Le 29 décembre Mlle Trotter commande un croquis au crayon de Chopin par Winterhalter comme cadeau de Nouvel An pour Jane Stirling :

... grande sera sa joie ! … quel qu'en soit le prix. Elle l'a fait pour 800 francs - Chopin l'a aidée … bien qu’il ait été choqué par le prix.

Le 4 janvier Fanny s’enquiert de la santé de Chopin et des Trotter qui ont tous été malades. Il s’agit à l’évidence de Lady Margaret Gordon Trotter (1781-1853) et de sa fille cadette Miss Margaret Trotter (1809-1882) qui étaient de passage à Paris et qui habitaient ensemble à Londres.

Le 11 janvier elle accompagne ses amis dans différents lieux afin de trouver un cadeau pour Chopin. Le lendemain elle entend Chopin chez lui donner une leçon à Jane Stirling.

Le jeudi 13 janvier a lieu sa dernière rencontre avec Chopin. Elle se passe à nouveau chez Katherine et Jane devant un petit cercle d’amis bien choisi. À cette rencontre sont présents Fanny Erskine, Marie Rich, Frédéric Chopin, Miss Margaret Trotter, Katherine Erskine, Jane Stirling, Thomas Tellefsen et le peintre George Richmond. L’atmosphère y est des plus plaisantes :

Chopin a joué si magnifiquement pendant très longtemps. Il était assez fringant après, faisant des lapins sur le mur … Ils étaient tous très à l'aise et joyeux.

À cette même date, le registre comptable de 1847-1848 de la maison Pleyel (l’année comptable allait du 1er juillet au 30 juin) indique que le piano à queue petit patron no 13819 haut de gamme en palissandre est mis au magasin pour le prix de 2 200 francs.

pian,o pleyel 138919

Jusqu’à fin juin 1848, il n’a été ni vendu, ni loué et dans ce sens indiqué par « Reporté ». On le retrouve alors logiquement noté à l’inventaire par « Inv » du 1er juillet dans le registre suivant. Il est noté vendu à Londres, la transaction financière de 2 000 francs étant actée le 10 août 1848 chez Pleyel2. Le nom « Mr Chopin » pourrait être ici interprété « par l’intermédiaire de Chopin », celui-ci jouant en quelque sorte le rôle d’agent revendeur auprès de la firme.

Piao pleyel 13819

Pleyel 13819.Pleyel 13819.

Ce piano a remplacé en janvier ou février le piano no 13214 qui était dans l’appartement de Chopin au no 9 du Square d’Orléans pour être ensuite mis en location en février.

piano pleyel 13214

À nouveau, il ne faut pas croire que ce piano a été choisi par Chopin au magasin en janvier ou février 1848. La fabrication de la caisse a été lancée le 25 janvier 1847. La durée de fabrication est d’environ deux mois. Mais ce piano n’est mis dans les ateliers que dix mois plus tard ! En fait, beaucoup de pianos à queue haut de gamme étaient à cette époque en attente d’être commandés avec des caisses restant près d’un an chez les constructeurs, à la rue des Récollets [voir l’annexe I ]. Pleyel avait manifestement été trop optimiste sur la capacité à vendre de tels pianos. Il est clair ici que ce piano a été commandé à la fin novembre, date de sa première opération en atelier3.

piano pleyel 13214

On remarque que ce piano est verni après son harmonisation ce qui est quelque peu inhabituel. Si ce piano était destiné à Chopin, il est très vraisemblable que le maître assiste à son harmonisation.

Pendant cette semaine où le piano est harmonisé, soit entre le 27 et 31 décembre, Fanny annonce le 29 que Miss Trotter a envoyé Chopin poser chez Winterhalter. Le portrait de Chopin au crayon est alors offert comme cadeau de Nouvel An à Jane Stirling. Miss Trotter ne se soucie pas du prix (« quel qu’en soit le prix ») et le montant de 800 francs4 est effectivement très élevé. On peut légitimement est surpris d’une telle attention, qui plus est assez privée, Chopin posant pour Jane !

Mais faut-il vraiment s’en étonner si l’on sait que Chopin vendra ce piano no 13819 à … Lady Trotter, la maman de Miss Trotter, quand il sera à Londres au début août 1848 ?

Jane a évidemment remarqué au printemps 1847 que le couple Chopin-Sand n’en avait plus pour longtemps. Probablement en Écosse pendant l’été 1847, elle va se préparer à remplacer George Sand : aimer Chopin, le soutenir, le soigner, lui offrir la meilleure des vies possibles. De retour en novembre à Paris en compagnie de sa fidèle sœur Katherine, en constatant que Sand et Chopin ont rompu, elle va pouvoir mettre ses plans en exécution. Elle sait en particulier que Chopin s’est ennuyé l’été car il n’a pas pu aller à Nohant. Jane veut faire la même chose que Sand, l’emmener loin de Paris, mais le plus vite possible pour rattraper le temps perdu… Bien sûr le choix de la Grande-Bretagne s’impose car elle y connaît beaucoup de monde et ce sera l’occasion rêvée de présenter Chopin à sa famille écossaise.

Le journal de Fanny Erskine montre toute une compagnie anglaise autour de Chopin qu’il retrouvera plus tard à Londres pour Lady et Miss Trotter et Marie Rich, à Manchester pour M. et Mme Schwabe et pour Fanny et presque partout en Grande-Bretgne pour Thomas Tellefsen et bien sûr Katherine et Jane. N’aurait-on pas proposé à Chopin ce séjour anglais déjà à ce moment-là ?

Jane savait que Chopin changeait de piano chaque fois qu’il allait à Nohant. Elle veut faire la même chose. Il y a cependant un problème : faire revenir ce piano en France coûte cher, mieux vaut le vendre sur place. Mais pour éviter les ennuis que Chopin a eu à Majorque pour vendre le pianino et pour donner des garanties à Camille Pleyel, pourquoi ne pas faire une sorte de promesse d’achat ?

Quand Chopin choisit ses pianos, il avait l’habitude de prendre des pianos à queue petit patron au prix de base de 1 800 francs. Le fait que le piano no 13819 soit un petit patron haut de gamme à 2 200 francs va bien dans le sens que c’est Jane Stirling qui l’a commandé à la fin novembre. Les Trotter sont à Paris, la fille est musicienne. Il est alors convenu avec Pleyel que ce piano sera vendu à Lady Trotter quand Chopin quittera Londres.

Est-ce que Chopin a été mis au courant dès le début ? Pas forcément car Jane Stirling savait rester discrète et « préparer doucement le terrain »5. L’idée est bonne car chacun y trouve son compte, en particulier Miss Trotter aura un piano qui aura été joué par le maître pendant plusieurs mois. Celle-ci est très reconnaissante envers Jane et lui offre alors un cadeau somptueux au moment où le piano est en voie de finition et harmonisé en présence de Chopin6 qui devait être alors à ce moment-là au courant des intentions de Jane. Les liens entre le maître et l’élève se resserrent. Jane reçoit en moins d’un mois deux dédicaces, l’une concernant la valse 64 opus no 1 le 8 décembre 1847, l’autre concernant la sonate pour violoncelle et piano opus 65 le 5 janvier 18487. Jane, une semaine plus tard, joue cette sonate avec Franchomme. Chopin, dans la morosité de sa vie parisienne, se réjouit d’un changement d’air. Ne dit-il pas à sa famille un peu plus tard en février :

Si vous vous mettez en route, je ferai de même, car je doute que je pourrais supporter de nouveau un été semblable au dernier que je viens de passer à Paris. Si Dieu nous donne la santé, nous nous reverrons, et nous causerons, et nous nous embrasserons. Je vous en dirai davantage après le concert.8

plume 6Alain Kohler
septembre 2024
1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; 3. Les débuts de Jane Stirling avec Chopin ; 4. Les pianos de Jane Stirling ; 5. Le journal de Fanny Erskine ; 6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; 8. Londres et préparatifs pour l’Écosse ; 9. Le piano Broadwood à Calder House ; 10. Thomas Tellefsen ; 11. L’énigme du piano à Glasgow ; 12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; 15. Annexe I, la gestion des pianos par Pleyel ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris

Notes

1. BARLOW Jeremy, « Encounters With Chopin : Fanny Erskine’s Paris diary, 1847-8 », in John Rink and Jim Samson (éd.), Chopin Studies 2. Cambridge, Cambridge Univsersity Press, 1994, p. 245-248.

2. En mars 2007 la presse annonce une découverte par le professeur Jean-Jacques Eigeldinger. Grâce au numéro de série no 13819 du piano à queue Pleyel dans la collection Cobbe, il a pu affirmer, en examinant les archives de la firme Pleyel, que ce piano était celui que Frédéric Chopin avait emmené avec lui lors de sa tournée d'adieux en Grande-Bretagne en 1848.

3. Il y a juste un petit problème : dans le registre de fabrication, la date du montage en cordes est notée au 27 novembre et celle du tablage deux semaines plus tard, ce qui est illogique. Cette supposée erreur n’était pas si rare dans les écritures. Alors il y a un doute sur le début du montage du piano : dans la semaine du 22 au 27 novembre ou dans celle du 6 au 11 décembre ? Comme l’opération de ferrage est réalisée entre le 6 et 11 décembre, on pourrait plutôt penser à fin novembre pour le début du montage de ce piano.

4. C’est l’ordre de grandeur du salaire annuel d’un ouvrier. C’est pour Chopin l’équivalent de 40 heures d’enseignement.

5. Par exemple Jane avait bien à l’avance l’intention de présenter Chopin à sa famille. Mais la proposition de ce voyage en Ecosse a été faite au compositeur au dernier moment à la mi-juillet 1848 : Chopin, quelque peu forcé, partira trois semaines plus tard.

6. Le piano n’était pas encore verni au 1er janvier, ce qui pourrait aller dans le sens que Chopin soit allé avec ses amis au magasin Pleyel pour réaliser l’harmonisation avant le Nouvel An comme une sorte de cadeau aux Trotter.

7. EIGELDINGER Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Fayard, 2006, p. 246-47.

8. CFC t. III, p. 323, lettre de Chopin à sa famille du 11 février 1848.


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