12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; Sommaire.
Jane Stirling (miniature d'environ 1848) et Frédéric Chopin (portait par Louis Joseph Gallait, 1843).
Un peu avant d’arriver à Keir à la fin septembre, Chopin aurait pu rendre visite à la belle-sœur de Jane, Anne Patricia, et ses cinq enfants à Glenbervie. Toutefois, celle-ci a raconté à sa petite fille Anne Douglas qu’elle se rappelait particulièrement bien de la visite de Chopin à Calder House sans mentionner un passage du maître à Glenbervie1. Il est donc improbable que Chopin ait rendu visite à la famille de feu Sylvester Douglas Stirling, frère de Jane.
Par contre, pendant son séjour à Keir, Chopin semble se rendre à Gargunnock House, c’est du moins ce que dit la tradition orale. Son passage a dû être de courte durée. La résidence avait été achetée par Charles Stirling, frère de Jane, et appartenait depuis la mort de ce dernier en 1837 à sa femme Christiane qui avait deux enfants John et Caroline. Il y a un vieux Broadwood encore actuellement dans le salon et, étant daté de 1848, on dit que Jane l’avait fait amener juste pour le passage de Chopin et que celui-ci, bien sûr, avait joué dessus.
La réalité est bien différente en consultant les numéros de série publiés par la firme Broadwood2 . Ce piano porte deux numéros de série, le no 725 et le no 7521.
Le premier numéro a fait croire à certains que ce piano datait de 1848 car, pour les « Boudoir & Cottage Grands », le no 765 correspond au début de l’année 1850 mais, sur la base de la table donnée par les archives, le piano serait plutôt de 1849.
Malheureusement, à cette époque, la maison Broadwood utilise plusieurs numérotations pour les pianos à queue. Cette numérotation ne sera unifiée qu’en 1891.
On trouve ainsi une autre numérotation pour les « Cottage Grands » dont la production commence en 1862. Le no 725 coresspondrait alors l’année 1874 environ. Une autre numérotation existe encore pour les « Boudoir Grands » dont la production commence en 1870. Le no 725 correspondrait alors à l’année 1873.
Et si l’on considère maintenant son autre numéro de série, le 7521, alors il se trouve dans la série « Boudoir & Cottage Grands » et daterait de 1871.
Ce piano qui est à Gargunnock à quelle série appartient-il alors ?
À partir du début des années 1850, Henry Fowler Broadwood laisse tomber la dénomination « Cottage Grands », pas assez séduisante selon lui pour la nouvelle classe moyenne urbaine. Il introduit progressivement différentes appellations plus pompeuses comme « Royal Boudoir Grand », « Drawing Room Grand », « Superior Drawing Room Grand » et « Concert Iron Grand »3. Or il est écrit à l’intérieur du piano de Gargunnock « Short/Drawing Room/Grand/No 725 » et « WT 7521 »4 dans le cadre intérieur. Sur cette base, le piano est alors postérieur à 1850.
Les archives Broadwood indiquent que les Short Drawing Room ont été produits à partir de 1864 :
Il faut donc se référer à l’ancienne appellation « Boudoir & Cottage Grands » et le piano date alors du début des années 1870. De plus on remarquera que la tessiture de ce piano dans le salon de Gargunnock est de 7 octaves ce qui correspond à la description pour un « Short Drawing Room ». Il est à noter par ailleurs qu’aucun piano à queue de Broadwood avant 1850 n’a une tessiture à 7 octaves.
Jane a peut-être amené un piano à Gargunnock pour son protégé mais à l’évidence ce n’est pas le piano qui est aujourd’hui dans le salon de cette maison !
Erard 713.
Chopin passe quelques jours entre le 28/30 septembre jusqu’au 3 octobre à la Keir House, récente propriété de William Stirling (1818-1878) suite à la mort de son père Archibald Stirling (1769-1847). Il se plaint le 1er octobre à son ami Grzymala d’être traîné d’un château à l’autre :
Je me sens de plus en plus faible et je ne peux rien composer, non point que je n’en ai pas le désir mais en raison d’empêchements matériels ; je me traîne chaque semaine sur une autre branche…Toute la matinée et jusqu’à deux heures, je ne suis bon à rien ; plus tard, lorsque je suis habillé, tout me gêne et je halète jusqu’au dîner… assis à table je pense à autre chose [que ce que disent les convives]… et bientôt, étreint d’un mortel ennui, je vais au salon où je dois faire appel à toute ma force d’âme pour me ranimer un peu car ils sont curieux de m’entendre. Puis mon brave Daniel me porte dans l’escalier jusqu’à ma chambre à coucher5…
Une nièce de Jane, Williamina Mary Stirling (1846-1936), parle dans ses mémoires, du piano à Keir :
Keir, another place to which my aunts [Katherine et Jane] brought Chopin, lies in Pertshire, not far from their old town, Kippenross. It belonged their Cousin, William Stirling, later Sir William Stirling Maxwell, and at Keir Chopin had his own sitting room and his own piano given him by my aunt [Jane]6.
Dans la collection Cobbe, il y a un piano Erard no 713 sur lequel on lit la date de 1843 indiquée au crayon sous la table d’harmonie et une inscription à l’encre « Benedict for Miss Stirling » sur le sommier7.
Ce piano Erard aurait été commandé par Jane Stirling, choisi en 1843 à Londres8 par le compositeur, pianiste et chef d’orchestre Julius Benedict, et envoyé la même année à Paris pour Jane devenue la nouvelle élève de Chopin. Il aurait été ramené en Ecosse en 1848 où il aurait possiblement été donné à Chopin et laissé sur place en vue d’un éventuel retour du musicien l’année suivante9.
Concernant le témoignage de Minnie Stirling, il faut comprendre le mot « given » comme une mise à disposition. En parlant de Calder House elle indique par « the Broadwood piano my aunt got for him » aussi une mise à disposition.
À Calder House, Chopin précise qu’il avait un piano Broadwood dans sa chambre à l’étage (« bedroom ») et Jane son piano Pleyel dans le salon au rez-de-chaussée (« drawing room »). Minnie Stirling parle d’un piano mis à disposition de Chopin à Keir « in his own sitting room » :
The term drawing room is not used as widely as it once was, and tends to be used in Britain only by those who also have other reception rooms, such as a morning room, a 19 th-century designation for a sitting room10.
Il est intéressant dans ce sens de remarquer que la Keir House bénéficiait d’une « morning room » au rez-de-chaussée. Chopin dans ses deux lettres depuis Keir ne parle pas de piano dans sa chambre à l’étage comme il l’a dit à Calder House. Le message de Minnie Stirling n’est de loin pas incompatible avec la traduction suivante : Jane a mis à disposition de Chopin un piano à queue déjà présent dans la maison en s’arrangeant qu’il soit dans un salon particulier, un lieu « réservé » : la « sitting room ».
Dans ce sens un document très important vient conforter cette hypothèse. En août 1930, Édouard Ganche, avant sa visite à Johnstone Castle, se rend à la Keir House qui était à cette date la propriété du général Archibald Stirling (1867-1931), fils de William Stirling-Maxwell qui avait accueilli Chopin dans sa maison. Le piano Erard du salon porte une plaque en cuivre sur laquelle Ganche lit :
Erard Grand, no 713, made in 1841.- This instrument was bought by Archibald Stirling, Esquire of Keir, in 1841, and played upon by Frédéric Chopin when he stayed at Keir, in October 1848 11.
William Stirling-Maxwell était un intellectuel et un collectionneur passionné d’art espagnol. Il avait aussi une jolie maison à Londres où il accueillait les plus brillants hommes de lettres de son époque. Dès 1862, il fut successivement recteur de l’université de St Andrews puis d’Aberdeen et d’Édimbourg pour finir comme chancelier de l’université de Glasgow. Cette plaque a très certainement été gravée sous son initiative.
Le piano ne daterait donc pas de 1843, mais de 1841 et n’appartiendrait pas à Jane Stirling mais à Archibald Stirling (1769-1847), père de William.
Relevons que la date d’un piano n’est en général pas indiquée par le fabricant. La date de 1843 est écrite au crayon sous la table d’harmonie doit avoir une signification particulière liée à un événement.
William avait deux sœurs : Hannah Ann (1816 - 1843) et Elizabeth (1822-1845), les deux restées célibataires.
William a entretenu une grande relation épistolaire sur les arts avec sa sœur aînée Hannah Ann Stirling12. On y découvre que Hannah Ann était bonne musicienne et jouait de la harpe et du piano. Son père lui acheta en 1835 une harpe haut de gamme de la marque Erard. Hannah parle peu d’elle comme pianiste amateur mais son niveau devait être bon car parmi les partitions achetées à Edimbourg et à Londres, on trouve des sonates de Beethoven, des mazurkas de Chopin, différentes études d'Henri-Jérôme Bertini (1798-1876) et de Sir Julius Benedict (1804-1885).
Lors de la saison londonienne de 1841, Hannah Ann assiste à plusieurs concerts et en particulier elle entend Liszt en récital. Sa famille a une maison toute proche de Julius Benedict. Celui-ci collabore au moins par deux fois en 1841 avec Franz Liszt : comme chef d’orchestre le 3 février et comme pianiste lors d’un concert le 5 juin à Stafford House organisée par la duchesse de Sutherland au profit de la cause polonaise13.
Elle rencontre probablement Benedict lors d’un concert. Elle se voit alors offrir par son père le piano à queue Erard no 713, choisi par Julius Benedict14 qui marque à l’encre sur le piano « Benedict. For Miss Stirling ». Ce piano est directement amené à la Keir House. Hannah Ann note dans son journal en janvier 1843 qu’elle y joue du Schubert, du Beethoven, du Chopin. Elle décède quelques mois plus tard. La date écrite au crayon sous le piano est celle de la mort d’Hannah Ann.
En 1848, Jane Stirling, sa sœur Katherine et Frédéric Chopin rendent visite à William Stirling. Jane s’arrange pour que Chopin bénéficie d’un maximum de confort et d’une relative tranquillité : il aura le piano Erard d’Hannah Ann dans « his own sitting room » à côté du « drawing room ». Il y jouera le soir, comme d’habitude, pour les convives.
Plus tard, William fait graver une plaque en cuivre qui est placée sur le piano indiquant que ce piano Erard no 713 a été acheté en 1841 par son père15.
En conclusion, le piano à queue Erard no 713 n’a jamais appartenu à Jane Stirling mais a été acheté à Londres par Archibald Stirling de Keir pour sa fille Hannah Ann en 1841 par l’intermédiaire de Julius Benedict. Ce piano a été joué par Chopin de la fin septembre au 3 octobre 1848.
Elles [Jane et Katherine] sont bonnes mais si ennuyeuses. Que le Bon Dieu leur pardonne ! … Elles m’écrivent tous les jours, je ne leur réponds pas mais dès que je me trouve n’importe où, elles y arrivent tout de suite quand elles le peuvent. C’est peut-être cela qui a fait penser à quelqu’un que j’allais me marier. Mais il faudrait pour cela éprouver quelque attrait physique, or celle qui n’est pas mariée me ressemble par trop. Comment ferais-je pour m’embrasser moi-même ?... L’amitié est l’amitié, ai-je déclaré nettement et elle ne donne pas droit à autre chose16.
Le malheur de Jane n’est pas seulement de ne pas être aimée en retour par Chopin mais d’assister à la santé fortement déclinante de son idole. Son impuissance s’est manifestée paradoxalement par le besoin constant de vouloir occuper son maître par de nombreux déplacements qui n’ont à l’évidence pas été favorables au bien-être de Chopin qui revient en France fin novembre 1848 plus faible que jamais. Jane entend avec une forte émotion Chopin sur un piano droit à Chaillot au début de l’été 1849 :
La dame [Jane] était assise absorbée et écoutait, et alors que je la regardais, je vis des larmes dans ses yeux de grandes larmes claires rouler sur ses joues, tandis que la musique continuait à couler… À ce moment-là, j'avais appris à comprendre la femme simple, grande, sombre et chaleureuse…
N'oubliez jamais que vous avez entendu Chopin jouer’ dit-elle avec émotion, car bientôt personne ne l'entendra plus jouer17.
« Les Saintes de Kippenross » se sont occupées d’autres personnes en difficulté. Différentes correspondances montrent que leur attention a tourné autour de deux entités familiales principales : la famille d’Ann Stirling-Houstoun, la sœur aînée, au Johnstone Castle, et la famille de Lord Torphichen à Calder House et Barnton House.
Jane aimait tout particulièrement sa sœur aînée et fut très attristée quand celle-ci perdit son enfant unique en 1843 :
Oh Ann, Dieu l'a pris… Ann tu sais que je l'aimais comme s'il était sorti de mes propres entrailles. Le plus tendrement que je ne peux le dire.
Ann et son mari Ludovic Houstoun n’avait plus d’héritier. Marion18, une nièce de Jane, marie en 1845 le frère cadet de Ludovic, William, et le couple aura quatre enfants. En été 1842, Marion, orpheline depuis l’âge de 10 ans, se trouve dans la maison de campagne de Jane à Versailles19. En 1844, Ary Scheffer fait un portrait de Marion avec Jane et Katherine. Il n’y a guère de doute que le mariage entre Marion et William ait été arrangé pour que les richissimes frères Houstoun ait de la descendance : William avait 39 ans de plus que Marion… On n’est pas loin d’imaginer que Jane et Katherine, dans leur souci de toujours aider leur prochain, aient contribué à cet arrangement.
Les sœurs Jane et Katherine sont aussi souvent à Calder House chez leur beau-frère James Sandilands (1770-11862), veuf de Margaret Stirling (1784-1836) et 10e Lord Torphichen.
Une autre soeur [de Jane, Margaret] s’est mariée avec Lord Torphichen. Sa femme était décédée mais Calder House était toujours plus ou moins un refuge pour ses belles-soeurs [Jane et Katherine]20
Sa fille Mary (1811-1891) épouse William Ramsay en 1828 et a un fils Charles né en 1844. En 1850, William décède : Jane et Katherine seront alors très souvent avec leur nièce Mary et son fils à Barnton House tout près d’Edimbourg.
Vous demandez si nous [Jane et Katherine] retournons en Ecosse ? Oui ! Notre cher Lord Torphichen est si vieux et si isolé dans son château, et sa pauvre fille a le cœur si triste, que c’est notre devoir d’aller auprès d’eux21.
Il est possible ainsi que la très religieuse Katherine ait dirigé sa sœur cadette depuis son adolescence vers une sorte d’apostolat envers les personnes dans la détresse affective. Mais serait-ce l’unique raison du célibat de Jane, celle-ci étant la seule des six filles de la famille à ne pas être mariée ? Car le célibat n’était pas très bien vu. On dit qu’il y a eu beaucoup de prétendants autour de Jane dans sa jeunesse mais que, malgré une beauté certaine22, elle déclina toutes les offres.
Après la mort de Chopin, il y eut entre 1852 et 1857 une correspondance conséquente entre Louisa Caroline Stewart-Mackenzie (1827-1903) et Jane23. Louisa, quelques années après son mariage avec Lord Ashburton en 1858, allait être connue pour des penchants homosexuels, en particulier envers la sculptrice américaine Harriet Hosmer. En 1854, Louisa écrit à Jane :
Oui mon amour, je voudrais que mon affection pour toi soit éternelle, sanctifiée et libérée des passions terrestres – si sanctifiée qu’elle puisse commencer ici, pour continuer pour toujours – Je t’aime très tendrement24.
Il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives étant donnée la grande différence d’âge entre les deux femmes. Mais parler ici d’amitié amoureuse ne semble toutefois pas déplacé.
Hasard de l’histoire ou non, la passion de Margaret Trotter pour Louisa Ashburton se révèle dans plus d’une centaine de lettres écrites à la fin des années 1860.
Dès lors, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il y eut des affinités électives, sans être forcément homoérotiques, entre Jane et Margaret. Cela pourrait rendre davantage compréhensible les cadeaux réciproques entre elles à la fin de l’année 1847 : un piano Pleyel destiné à terme pour Margaret et un portrait de Chopin pour Jane. Cette interprétation pourrait sembler quelque peu romanesque mais un autre élément ne va pas la contredire.
Après s’être occupée de régler les affaires de Chopin et après la commémoration en octobre 1850 de la mort de son maître, Jane Stirling va en Grande-Bretagne. En décembre, les deux pianos Pleyel, le no 13819 de Margaret et le no 13823, sont notés dans les registres Broadwood25 pour être envoyés à Saint-Germain-en-Laye là où Lady Trotter et sa fille viennent d’acheter un château, qu’elles nomment la Rocheville26, proche de l’endroit de la résidence d’été de Jane et Katherine.
Tout le monde se retrouve à Saint-Germain-en-Laye au printemps-été 1851. Jane et Katherine, toujours très dévouées, accueillent chez elles leur nièce veuve Mme Ramsay et son fils. Le 14 juin, Katherine part pour chercher leur sœur aînée Ann qui est très malade. Arrivée le 25 juin à St-Germain, Ann y décède deux semaines plus tard.
Le 12 juillet, Dieu l’a prise. Chère amie, c’était notre aînée, notre bien-aimée sœur Mme Houstoun. Elle avait le cœur si tendre, si aimant. Chopin l’aimait beaucoup. Il avait passé quelques semaines chez elle à Johnstone Castle, où il se trouvait bien. Elle et tout ce qui l’entourait avaient tant de grâce. Combien ce lit de mort m’a rappelé la place Vendôme [lieu du décès de Chopin]… Je ne sais à quoi je sers dans ce monde27.
Il [Tellefsen] a ouvert mon piano pour la seconde fois, cet été. Quand à moi je suis sans courage. Mais je reprendrai certainement. Chopin me disait : « Vous jouerez un jour, très, très bien. » Il faut que je joue si je reste ici-bas28.
Jane, très discrète, ne mentionne pas nominalement Margaret Trotter :
J’ai passé la journée du 24 [septembre] au Père-Lachaise avec une compatriote qui a dessiné le monument. Cela vous fera plaisir29.
Ces deux femmes se retrouvent, plus de trois ans après avoir commandé les deux pianos Pleyel, dans un même lieu avec ces mêmes pianos, qui ont été joués entretemps par Chopin (sans tenir compte du « Pleyel Chopin » de Mme d’Obreskoff, aussi à St-Germain30).
Nous n’avons que peu de témoignages sur les dernières années de vie de Jane. En voici un, moins d’une année et demie avant sa mort, venant de sa petite-nièce Mary Catherine Stirling31 :
J'avais une grande admiration pour ma grand-tante Jane. C'était un grand plaisir d'observer sa grande silhouette gracieuse lorsqu'elle se déplaçait dans la pièce et j'ai parlé d'elle une fois à Sir Noel Paton qui m'a dit avoir été avec elle à la première Exposition d'Art de Manchester et que lorsqu'elle passait dans les longues galeries bondées, les gens lui faisaient de la place, ayant manifestement l'impression qu'il s'agissait d'une personne de renom ; c'était certainement une femme à l'allure déterminée, intelligente, et elle avait en outre une façon de parler très séduisante. Ma tante Jane nous a emmenés plus d'une fois dans l'atelier d'Ary Scheffer, dont les tableaux présentent si souvent ses propres traits, notamment celui du Christ et des Maries32.
Ce témoignage nous révèle une facette de Jane un peu moins conventionnelle que celle habituellement véhiculée de la femme dévouée et ennuyeuse. Sa détermination, quoique discrète, s’est manifestée dans le souci constant d’épauler Chopin dans les derniers moments de sa vie. Comme élève pianiste, elle s’est particulièrement arrangée à ce que son maître bénéficie des meilleurs pianos lors de son séjour en Grande-Bretagne. Elle racheta le dernier piano de Chopin pour le donner à Louise, la sœur du génial compositeur.
Jane Wilhelmina Stirling décéda le 6 février 1859 à Calder House probablement dans la chambre même où Chopin résida33, en compagnie de souvenirs, en particulier du portrait de son maître par Winterhalter, de son piano Pleyel et sans doute du piano Broadwood qu’elle avait fait venir pour son idole.
1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; 3. Les débuts de Jane Stirling avec Chopin ; 4. Les pianos de Jane Stirling ; 5. Le journal de Fanny Erskine ; 6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; 8. Londres et préparatifs pour l’Écosse ; 9. Le piano Broadwood à Calder House ; 10. Thomas Tellefsen ; 11. L’énigme du piano à Glasgow ; 12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; 15. Annexe I, la gestion des pianos par Pleyel ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris
1. Fonds Édouard Ganche, cote 156 GCH – 7.
2. https://www.broadwood.co.uk/serial_numbers.html (consulté le 4 mars 2024).
3. ALASTAIR, p. 93-94.
4. WILLIS, p. 173. Peter Willis date ce piano des années 1850 en se basant sur l’indication sur le couvercle du clavier que ce piano a été manufacturé pour la firme Paterson & Sons. Cette entreprise n’apparaît dans les annuaires qu’en 1861. Mais le piano n’est en fait fabriqué que bien plus tard.
5. CFC t. III, p. 389, lettre de Chopin à Albert Grzymala du 1er octobre 1848.
6. BONE, appendix ii) : ce passage est inséré dans un paragraphe parlant de Calder House. Il est à noter que William Stirling Maxwell n’est pas un cousin direct des deux sœurs, la branche des Stirling de Keir n’étant que lointainement apparentée à la branche de Kippendavie.
7. COBBE Alec, « Chopin’s Swansong », The Chopin Society, London in association with The Cobbe Collection Trust, 2010, p. 29 avec photo de l’inscription en page 30.
8. Le numéro de série 713 ne fait aucun doute sur la provenance londonienne du piano. En 1843, les numéros de série des pianos Erard fabriqués à Paris étaient au-delà du numéro 15'000. Il est toutefois difficile d’avoir une date précise de la fabrication du piano en relation avec son numéro, car les archives londoniennes d’Erard ont disparu.
9. C’est l’interprétation d’Alec Cobbe au chapitre IV « Jane Stirling’s Erard » de son livre. Ce piano aurait été donc la propriété de Jane Stirling depuis 1843.
10. https://en.wikipedia.org/wiki/Drawing_room (consulté le 22 février 2024). Le témoignage de Minnie Stirling date du XXe siècle, on comprend alors qu’elle parle de « sitting room » en lieu et place de « morning room ».
11. GANCHE, dans le souvenir de Frédéric Chopin, p. 107. On ne saurait mettre en doute le témoignage de Ganche connu pour son sérieux. Il est curieux que ce texte ait échappé à l’attention d’Alec Cobbe. Dans sa thèse sur Chopin in Britain, réalisée en 2009, Peter Willis relève entièrement le passage de Ganche. Et il précise page 219 : « This piano, by Erard of London, is of mahogany veneer on oak, and is now in the Cobbe Collection, at Hatchlands ; yet it does not entirely fit Ganche’s description, as it is dated 1843, not 1841, and its nameboard titling makes no reference to Chopin. » Son livre, Chopin in Britain, publié en 2018, reprend entièrement sa thèse. Curieusement il se révèle là moins critique, en particulier il ne mentionne pas (note 29 p. 171) que l’instrument a été acheté par Archibald Stirling…
12. MOOHAN Elaine, Hannah Ann and William Stirling : exchanging views on their listening experiences 1834-1842, march 2019, The Open University, Walton Hall, Milton Keynes MK7 6AA. Il y a 141 lettres connues entre William et Hannah Ann.
13. WILLIS p. 94. A ce concert participe aussi Adelaïde Kemble. Le duc de Sutherland étant vice-président de l'Association littéraire des amis de la Pologne. Comme William accueillait aussi beaucoup d’hommes littéraires chez lui, il n’est pas impensable que lui et sa sœur soient allés à ce concert et y ont rencontré Julius Benedict. Il est aussi à noter que la résidence de la famille d’Archibald Stirling à Londres, au 38 Clarges Street, était toute proche, à 150 m seulement, de celle de Julius Benedict, au 22 Queen Street.
14. Jude note en page 527 de son livre que Willis a vu sur le piano une indication de plus « Benedict for Miss Stirling. Pearson ». Le nom Pearson n’apparaît pas sur la partie du piano photographiée dans le livre de Cobbe. Quoiqu’il en soit, Jude remplace le « for » par « to » et traduit ce texte par : « Nouveau marié à Miss Stirling. Pearson », autrement dit une dédicace à Miss Stirling par le musicien Henry Pearson suite à son mariage en 1844. Très curieuse dédicace… et les dédicaces se font habituellement lors de l’achat du piano. Le contexte présenté indique clairement qu’il s’agissait bien d’une dédicace de Julius Benedict inscrite à l’évidence lors du choix du piano. Jude ne parle pas non plus du texte de Minnie Stirling. Il se trompe sur la destinataire de la dédicace, il s’agit bien de Hannah Ann et non d’Elisabeth. Et il ne donne pas d’explication sur l’inscription de la date de 1843.
15. On peut légitimement se poser la question de savoir où a passé la plaque en cuivre qui était sur ce piano.
16. CFC t. III, p. 311, lettre de Chopin à Albert Grzymala du 30 octobre 1848. Chopin ne laisse traîner aucune ambiguïté. Sa ressemblance avec Jane qu’il évoque concerne particulièrement les nez, grands et disgracieux chez les deux.
17. RITCHIE THACKERAY Anne, Chapters from some memoirs, London, Macmillan and Co, 1894, p. 26-27.
18. Marion (1820-1865) est la fille cadette de James Russell (1784 – 1830) et de Mary Stirling (1786 – 1820), sœur de Jane et Katherine.
19. Depuis là, Marion écrit une lettre à sa tante Ann pour lui souhaiter bon anniversaire et décrit les plaisirs de la campagne avec notamment les ballades à dos d’âne avec Jane et Katherine. BONE, p. 56.
20. BONE, appendix i).
21. GANCHE, Dans le Souvenir de Frédéric Chopin, 2èm éd., Paris, Mercure de France, 1925, p. 135. Lettre de Jane à Louise la sœur de Chopin en date du 22 novembre 1851.
22. Ary Scheffer l’aurait pris comme modèle dans le tableau de son Christ Consolateur en 1837. Elle hérita cependant du « grand nez des Stirling ».
23. La bibliothèque nationale d’Ecosse possède une septantaine de lettres de Louisa à Jane, mais malheureusement pas de lettres de Jane à Louisa.
24. VICINUS Martha, Intimate Friends : Women Who Loved Woman, 1778-1928, The University of Chicago Press, Ltd., London, 2004, p. 87.
25. Relevé par JUDE, p. 516.
26. Les Trotters étaient richissimes. A sa mort en 1882, Margaret avait des biens en Angleterre estimés à 110'000 £.
27. GANCHE Edouard, Dans le Souvenir de Frédéric Chopin, p. 130-131, lettre de Jane à Louise du 23 juillet 1851.
28. Ibid. p. 135, lettre de Jane à Louise de la fin octobre 1851.
29. Ibid. p. 134, lettre de Jane à Louise du 30 septembre 1851.
30. Jane connaissait bien Mme d’Obreskoff qui avait racheté le Pleyel no 7267 joué par Chopin entre octobre 1839 et mai 1841. Jane avait vu ce piano, et probablement joué dessus aussi, car dans une lettre du 25 mai 1850 à Louise, elle parle de la plaque, relatant les œuvres composées de Chopin, posée sur ce piano. Mme d’Obreskoff avait aussi une résidence à Saint-Germain-en-Laye.
31. Audrey Evelyn Bone parle de Miss May Stirling, sans autre précision. Il s’agit en fait de Mary Catherine Stirling (1840-1895), fille de John Stirling (1811-1882), 7ème Lord de Kippendavie, lui-même fils de Patrick Stirling, 6ème Lord de Kippendavie (1782-1816), frère de Jane. John Stirling fut président de la North British Company et directeur de la banque royale d’Ecosse.
32. BONE, p. 104. L’exposition d’art dont elle parle est « The Art Treaures of Great Britain » à Manchester qui a eu lieu du 5 mai au 17 octobre 1857 et qui a attiré plus de 1,3 millions de visiteurs. Jane y est allée en septembre ou octobre après son voyage en Norvège. Ary Scheffer y était aussi et résidait chez les Schwabe. C’était probablement aussi le cas de Jane.
33. C’est la proposition émouvante d’Edouard Ganche qui, en regard de cet article, n’est pas si romanesque qu’on pourrait le penser.
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Dimanche 10 Novembre, 2024 17:21