musicologie

Vitteaux, Côte-d'Or, 9 avril 2016, par Eusebius ——

Un fabuleux cadeau : Schumann et Chausson servis par Janina Baechle et Anne Le Bozec à Vitteaux

Janina Baechle. Photographie © Nancy Horowitz.

Impressionnante wagnérienne, on l'identifie sans peine à Brangäne tant elle l'incarne à merveille sur les plus grandes scènes. Erda, Fricka, Waltraute (du Ring) avec Thielemann ou Rattle, Jezibaba dans la Rusalka de Dvořák, la Kabanicha dans Káťa Kabanová de Janáček, Mrs. Quickly dans le Falstaff dirigé par Corbelli, elle chante aussi le rôle-titre de Akhmatova de Mantovani, sans compter nombre d'ouvrages lyriques importants. Mezzo fascinante, conduisant une belle carrière internationale, elle illustre aussi un large répertoire de Lieder et de mélodies françaises, dans lequel elle est plus rare, particulièrement en France. C'était le cas début avril. Non pas dans une salle prestigieuse, mais dans une improbable salle de concert d'un bourg d'un millier d'habitants, non loin de Dijon. La Grange du Prieuré est une belle aventure née du désir de partage d'un couple de musiciens à la veille de leur retraite, qui prolongent ainsi une vie professionnelle totalement vouée à la transmission. Contre toute attente, Janina Baechle et Anne Le Bozec ont répondu favorablement à leur invitation, alors qu'elles venaient de se produire au Festival de Menton.

Toutes deux ont choisi un programme ambitieux, le plus souvent sombre, dépourvu de tout artifice séducteur. Les 12 Kerner Lieder, que Schumann écrivit en novembre et décembre 1840, deux mois après avoir enfin épousé Clara ne traduisent pas la félicité, la sérénité, la joie partagée, l'amour. Paradoxalement, c'est la tristesse, la mélancolie, le déchirement qui dominent. Seuls les deux lieder évoquant le voyage (« Wanderlied » et « Wanderung ») expriment la joie. Le deuxième du cycle, le plus développé, est l'illustration la plus touchante du lyrisme schumannien : « Stirb, Lieb' und Freud' ». La bien aimée franchit le seuil de la cathédrale d'Augsburg pour y prononcer ses vœux et devenir nonne. Le recueillement est de mise, avec un habile contrepoint pianistique à trois voix soutenant le choral. Retenons aussi le « Stille Thränen », ample, soutenu par une harmonie sombre dans le registre grave ; les Wesendonk Lieder de Wagner ne sont pas loin. Les deux derniers nous laissent une impression douloureuse, pathétique. Les moyens sont là : une voix puissante, bien timbrée, égale dans tous les registres, voix longue, modelée, articulée avec naturel et poésie, illustrant le texte à merveille. La partie pianistique, toujours complice du chant, l'accompagne idéalement ; le jeu des intensités des couleurs, de la suspension, du ralentissement, des touchers et des intensités traduit une égale appropriation de l'œuvre. Le résultat est fascinant, l'émotion nous étreint, nous avons vécu un moment magique.

En 1876, trente-six ans après, Ernest Chausson dédie à Duparc son Poème de l'Amour et de la Mer, sur des poésies de Maurice Bouchor2. Le cycle, d'une rare puissance, se recommande de Wagner par l'extension de l'écriture instrumentale et par les harmonies chromatiques. Chausson laisse sa marque par son style mélodique, le recours à la modalité, au pentatonisme, aux quintes à vide, mais, surtout par ses arabesques, sa fluidité sensuelle, à laquelle se prête le sujet. Très rarement jouée, cette version première, pour voix et piano se voit supplantée par l'orchestration qu'en acheva l'auteur dix-sept ans après. Avec cette dernière dans l'oreille, on redoute un amoindrissement des couleurs, des timbres, de la dynamique. C'est oublier qu'il ne s'agit pas la version piano n'est pas une réduction, mais le point de départ d'une amplification.

Anne Le Bozec. Photographie © D. R.

« La Fleur des eaux » invoque les forces de la nature jusqu'à l'apparition du visage féminin, suivi de la séparation. De longs passages pianistiques préparent, conduisent, explicitent et commentent l'action : la fluidité constante se joue des motifs expressifs illustrant la mer, les vagues, le scintillement de la lumière. La libre et souple modalité colore le propos. L'interlude, lent et triste, en mineur avec la reprise du second thème en contretemps, introduit « La mort de l'amour ». Deux poèmes : « Bientôt l'Ile bleue et joyeuse », vive et joyeuse comme le titre l'indique, à laquelle succède « Le temps des lilas », qui couronne le cycle. Le plus humble auditeur gardera longtemps le thème en mémoire.

Caractéristiques sont les tempi très retenus de tout ce qu'elle chante, sans jamais donner le sentiment de trainer ou de retarder le discours, tant il est dense, riche. Le chant de Janina Baechle comme celui du piano d'Anne Le Bozec sont d'une vie et d'une plénitude rares, et l'émotion juste, aussi forte que pudique en est la marque. Si toutes deux entretiennent une évidente complicité, elles n'ont pas encore enregistré ensemble. Signalons toutefois que Janina Beachle a gravé, outre les Lieder de Liszt, un récital — où la mélodie française rare figurait en bonne place — intitulé Chansons grises (Reynaldo Hahn, Lili Boulanger, Darius Milhaud, et …Alma Mahler), un CD de Lieder de Brahms, et un consacré à Mahler (prodigieux !).

La générosité des artistes ne s'arrête pas à leur venue dans cette belle grange, dotée d'un beau Bösendorfer parfaitement réglé, elle se manifeste par deux bis. Le premier, des Rückert Lieder de Mahler, « Ich bin der Welt abhanden gekommen ». Le second, une découverte pour tous, est une mélodie de Paladilhe, Psyché3. Que du bonheur !

Eusebius
20 avril 2016

1. l'honorable et prédatrice SACEM ne semble pas connaître la limite de ses droits. En effet, elle a le culot de réclamer le paiement de droits d'auteur pour l'exécution d'une pièce entrée dans le domaine public il y a de nombreuses années, ce qu'elle feint d'ignorer. Ça ose tout…

2. Une seule version piano – canadienne – avec Jean-François Lapointe, baryton, et Andrée Baril, chez Analekta. Le quatuor Manfred, avec Nicolas Cruger au piano en ont enregistré une réduction singulière, avec Salomé Haller.

3. Emile Paladilhe, enfant prodige (premier Prix de Rome à 16 ans) connut une longue et fructueuse carrière puisqu'il disparut à 81 ans (en 1926). On n'en connaît plus guère que l'un de ses ouvrages lyriques, Patrie (1886), et une de ses nombreuses mélodies, Mandolinata. Illustrant à peu près tous les genres, il s'inscrit dans la continuation de Gounod et de Meyerbeer et écrit avec grâce, de façon naturelle, des œuvres qui méritent d'être revisitées.

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