musicologie

Wien, 6 octobre 2023 —— Jean-Luc Vannier.

La Jeonju Civic Chorale au Musikverein de Vienne : un pur enchantement pour l’oreille

Jeonju Civic Chorale. Photographie © DR.

Située dans la province du Jeolla du Nord à environ deux heures trente de Séoul, la capitale de la Corée du Sud, la ville de Jeonju est davantage connue pour ses spécialités gastronomiques « créatives » selon les termes mêmes de l’UNESCO. Ce serait pourtant faire offense aux habitants de cette agglomération d’à peine 700 000 âmes que de limiter l’intérêt susceptible de lui être porté aux seuls plaisirs de la bouche. Car c’est incontestablement à ceux de l’oreille que s’adressent aussi les charmes de Jeonju. En témoigne l’extraordinaire prestation, jeudi 5 octobre, dans la salle Brahms du Musikverein de Vienne, de la Jeonju Civic Chorale sous la direction de Cheol Kim, son cinquième directeur. Fondée par le professeur Gilryang Cheon en juin 1966, la Jeonju Civic Chorale a permis de promouvoir, tant au niveau professionnel que scolaire, l’éducation musicale dans toute cette région.

Et quel niveau ! L’éclectisme intemporel et transnational du programme a cappella en aurait effrayé plus d’un. Mais le tout, subtilement agencé dans une redoutable stratégie d’apprivoisement de l’oreille, consistait à débuter la soirée par des morceaux baroques ou classiques avant, progressivement, de nous faire découvrir des pièces plus audacieuses et contemporaines, puis in fine autochtones stricto sensu : une douzaine de titres aussi variés que le « Miserere mei, Deus » de Gregorio Allegri (1582-1652), le « Bleib bei uns » de Joseph Gabriel Rheinberger (1839-1901), ou bien encore, plus proche de nous et néanmoins très empreint de haute spiritualité, le « O Salutaris Hostia » de Eriks Esenvalds (1977-). Puis venaient des pièces nettement plus originales telles que « First Snow » de Bo Holten (1948-), « Trilo » de Bengt Ollen (1950-) ou le très rythmique « Musica aeterna » de Lorenz Maierhofer (1956-).

Jeonju Civic ChoraleJeonju Civic Chorale. Photographie © DR.

Après une courte pause permettant de faire connaissance des membres d’une délégation parlementaire sud-coréenne qui accompagnait la formation, une mélodie extraite de Die tote Stadt (1920) composée par Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) « Mein Sehnen, mein Wähnen » nous préparait sans ménagement à la surprise d’une mise en espace endiablée et enrichie de masques vénitiens avec « Ah Su ! Riddiamo, Riddiamo » du Mefistofele d’Arrigo Boito (1842-1918) : cette soudaine « libération » corporelle des choristes fut aussi inattendue qu’impressionnante mais sans jamais altérer une impeccable eurythmie vocale.

Le Höhepunkt de cette soirée était néanmoins à venir : l’Ensemble Sanjo, trio d’instrumentistes qui rassemblait Jung Mu Oh au haegeum — instrument à cordes qui rappelle le violon —, Jiwoong Jung au daegeum — grande flûte traversière en bambou — et, last but not least dans cette improbable configuration, le très énergétique Jongsuk Bak au janggu — tambour à bâton — a littéralement déchainé l’enthousiasme de l’audience par une sorte — oserons-nous dire dans notre impéritie culturelle — d’improvisation savamment élaborée. Celle-ci débute par un échange aussi courtois que timoré entre le haegeum et le daegeum, puis, à force de multiplier les arguments, cette « discussion » s’étoffe et s’emballe dans une mélopée plus vive et plus rythmée où le percussionniste, ponctuant au départ très timidement cette conversation de salon, finit par s’imposer dans une extatique transe gymnique ! Mais, sans doute fidèle à l’image — vraie ou fausse — que nous, Occidentaux, nous nous faisons de l’Asie, cette bouillonnante frénésie instrumentale devait forcément s’achever par une conclusion plus harmonieuse, débordante de sagesse, des trois exécutants.

Cette douce harmonie ne fut d’ailleurs point troublée par l’ultime partie de la soirée qui égrena trois chants sud-coréens d’une infinie délicatesse : le très onomatopéique « Barami Omyeon » (Quand le vent souffle) de Jungyeon Choi où, accompagnant la soliste Eunyeong Roh, la partition s’imprègne des sons gracieux de la nature, le très mélancolique « Gashiri » (Tu pars ?) de Kyungsuk Cheon et, du même auteur, la Barcarole « Baetnorae » susceptible de suggérer, un court moment, un hymne à la cadence marquée par le tonitruant Jongsuk Bak. Certaines des pièces étaient subtilement accompagnées au piano par Woohyun Kang ou Mireu Lee.

Jeonju Civic ChoraleJeonju Civic Chorale. Photographie © DR.

Parfois disposée en U autour du maestro, la Jeonju Civic Chorale s’est aussi dispersée dans la salle Brahms afin de mieux déployer et décupler les saisissants effets acoustiques des titres comme « Trilo » ou « Musica aeterna ». Comment rester insensible à l’envoûtante élégance vocale des interprètes ? Nous connaissions certes le registre des basses qui font les beaux jours de l’opéra si nous voulons bien nous souvenir d’un sublime Winterreise à l’opéra de Monte-Carlo ou bien encore de la basse Samuel Youn, terrible Scarpia  ou bien encore énigmatique Fliegende Holländer, les deux à l’opéra de Marseille. Mais nous avons eu aussi le loisir d’apprécier des voix féminines dont les lignes de chant aux aigus d’une beauté évanescente, au timbre parfois diaphane comme une aurore déjà brillante, multiplient des notes hautes et tenues sans jamais faiblir. Celles de Bokyung Kim furent peut-être plus suaves que celles, un brin plus pincées, de Subin Cho dans « O Salutaris Hostia ».

Nous sommes tout aussi fasciné — et avouons-le dérouté — par cet alliage alchimique entre une discipline austère, quasi ascétique des choristes soumis à la gestuelle à la fois souple et rigoureuse du maestro et leur propension à puiser dans cette dernière une puissance exaltée doublée d’une exceptionnelle intensité affective dans l’interprétation. Un maestro qui n’a d’ailleurs pas hésité à s’exprimer « auf deutsch » pour remercier l’audience à l’issue du concert et proposer des bis, dont, entre autres, un magnifique « Nacht und Traüme » D. 827 (1825) de Franz Schubert (1797-1828). Une « cerise coréenne » sur le gâteau.

Jean-Luc Vannier
Wien 6 octobre 2023
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Dimanche 8 Octobre, 2023 18:25