musicologie

—— Jean-Luc Vannier.

Par mers calmes ou agitées, la Wiener Philharmoniker nous fait chavirer

Wiener Philharmoniker. Photographie © Wolf-Dieter Grabner / Wiener Philharmoniker.

La Wiener Philharmoniker au Musikverein, ce n’est pas seulement le célébrissime concert du jour de l’An. C’était aussi, jeudi 11 janvier dans la grosser Musikvereinssaal, une soirée d’une exceptionnelle qualité musicale dédiée à la mer. Sous la baguette et la gestuelle très élaborée de Philippe Jordan, en particulier celle de sa main gauche dont la paume, ici, temporise quelques velléités des cordes, là, recueille de fabuleuses harmonies, fruits de la fluidité du trafic orchestral, les quatre pièces savamment programmées semblaient à elles seules retracer toute une évolution de l’écriture orchestrale : l’Ouverture Meerestille und glückliche Fahrt op. 27 de Félix Mendelssohn Bartholdy, le Poème de l’amour et de la mer op. 19 pour voix et orchestre d’Ernest Chausson, et, après une pause, les quatre « Interludes » extraits de l’opéra Peter Grimes, op. 33a de Benjamin Britten avant de conclure — plutôt un nouvel appareillage — par La Mer de Claude Debussy.

Le descriptif le plus évocateur porté par la facture classique de l’Ouverture Meerestille und glückliche Fahrt en majeur composée en 1828 par Mendelssohn — sur un poème de Goethe (1749-1832), un contemporain dont le texte avait déjà inspiré Ludwig van Beethoven ou Franz Schubert — à son retour à Berlin vise à « forcer » l’imaginaire du public en lui proposant des harmonies, des sonorités et des rythmes au plus près des représentations usuelles : « les vagues épaisses seront représentées par les contrebassons » précise Mendelssohn dans une lettre de février 1828 à son ami le diplomate Karl Klingemann (1798-1862). Les jaillissements de la flûte traversière signalent quant à eux l’éveil des flots et la fin de la bonace tant redoutée des marins, elle-même jouée par les notes tenues des violons tandis que les cuivres rivalisent d’éclats pour annoncer l’arrivée joyeuse et à bon port. « A chaque œuvre nouvelle, écrit sa sœur Fanny à cette époque, Félix devient plus clair et plus profond. Il est maintenant en possession de tous ses moyens » (Camille Bellaigue, Mendelssohn, Félix Alcan, 1920, p. 28).

Au cœur de cette douce transition entre le romantisme français de Berlioz et le symbolisme naissant de Debussy, nous attendions évidemment l’interprétation du Poème de l’amour et de la mer — sur le texte de son fidèle ami Maurice Bouchor (1855-1929) mais dédicacé à Henri Duparc — auquel Ernest Chausson met un point final le 13 juin 1892. Il lui fallut toutefois dix ans pour terminer ce travail : « le bruit du monde empêche d’entendre le cri de l’âme » expliquait ce membre de « la bande à César Franck » et dont l’aisance financière, héritée de sa famille, lui permettait de considérer que le travail détournait de la création artistique. Ce diptyque — « La Fleur des eaux » et « La Mort de l’amour » — séparé par un magnifique interlude requiert une voix orientée vers les graves mais il exige surtout une qualité irréprochable de diction. Hélas pour le public, l’interprétation par Nicole Car n’est certainement pas à la hauteur de la philharmonie viennoise. L’expression aussi soudaine que pénible de son visage où elle affiche, dès les premières mesures, un accablement factice, une apparente grande souffrance — une imitation de sa Tatiana à la Staatsoper en mars 2023 — donne le sentiment qu’elle s’évertue à chercher une inspiration qu’elle ne saurait évidemment pas trouver de cette manière. L’énergie qu’elle déploie pour ses forte épuise et anéantit en outre l’articulation de ses paroles et rend son chant le plus souvent incompréhensible. Sans les yeux rivés sur le livret, point de salut pour l’écoute de cette soprano d’origine australienne pourtant récompensée du grade de Chevalier des Arts et des Lettres en 2021. Désolant.

La pause a permis de se remettre de cette immense déception pour mieux apprécier, étrange sensation partagée par mes voisines anglaises, une densité sonore plus affirmée de la Philharmonie au grand complet : unité retrouvée ? Exécution d’œuvres plus propices à une phalange plus étoffée ? Peu importe tant nous ont charmé les quatre « Interludes » extraits de l’opéra Peter Grimes créé à Londres le 7 juin 1945 : à la fin du prologue lorsque Grimes refuse de suivre Ellen Orfod, puis celui qui termine le premier tableau (Acte I), celui de la fin du premier acte, et la passacaille à la fin du premier tableau de l’acte II. Exécution magistrale qui parvient à mêler une puissante intensité expressive avec des sonorités les plus finement ciselées : le paroxysme dramatique du quatrième « Interlude » appelle un dénouement dont les mesures finales résonnent comme un ultime combat entre des flots bouillonnants — capables de modifier une trajectoire humaine ? — et la destinée inexorable d’un humain.

Loin de nous inviter à suivre « passivement » les suggestions orchestrales, une œuvre comme La Mer de Debussy requiert a contrario une opération transférentielle qui consiste à passer par les sensations du compositeur afin d’approcher et de s’approprier son éprouvé au moyen de « couleurs » et de « touches impressionnistes ». Il faut nous affranchir des échafaudages mélodiques, quitter les rivages rassurants des formes et, analysait Jean Barraqué, accepter une recréation de la technique « où la musique devient un monde qui s’invente en lui-même et se détruit à mesure ». Si, à l’écoute de la première esquisse symphonique « De l’aube à midi sur la mer », pointent subrepticement quelques notes-sons qui évoquent cette torpeur déjà entendue dans le Prélude à l’après-midi d’un faune, si quelques roulements de cordes nous permettent in extremis de nous raccrocher au réel et de savourer plus encore ce hautbois solo, nous nous laissons finalement emporter par de voluptueuses mesures. L’échappée solitaire du violon solo dans l’allegro des « Jeux de vagues » ouvre sur une délicatesse extrême des sons-lumières : coruscation et opalescence des reflets de l’astre à la surface de la mer. Nettement plus « agité et tumultueux », le « Dialogue du vent et de la mer » nous donne à entendre une partie en apparence plus « descriptive ». En apparence seulement : aux notes soutenues des cordes qui soulignent la véhémence des vagues répond le soupir des instruments à vent — superbe cantilène du hautbois — avant que des mouvements successifs tutti ne déferlent et ne se muent en raz-de-marée.

Il n’est pas surprenant qu’une immense ovation ait salué la Wiener Philharmoniker à l’issue. L’intransigeante qualité d’exécution des instrumentistes, celle tout aussi exigeante du maestro — un maestro qui au demeurant salue très humblement la salle — ont généré cette atmosphère musicale d’exception dont le public viennois, présent en masse ce soir-là, peut légitimement s’enorgueillir.

Jean-Luc Vannier
Wien, le 13 janvier 2024
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bouquetin

Mercredi 17 Janvier, 2024 1:24